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Une exposition à la Cité des sciences

Alice au pays de l’économie merveilleuse

par Laura Raim, 16 avril 2013

L’économie, c’est rigolo. La Bourse ? C’est aussi rigolo. Et la crise ? C’est moins rigolo, mais ce n’est tout de même pas bien méchant. Lorsque l’on sort de l’exposition que la Cité des sciences consacre à l’économie, on se demande si l’on n’a pas rêvé. L’ambition de Economie, krach, boom, mue est louable : fournir aux 15-25 ans les « outils » qui permettront de « saisir les fondamentaux de l’économie pour mieux interpréter leur quotidien économique et être en mesure de s’intéresser aux grands débats de notre époque ». Rendre accessible, à travers un parcours « pédagogique » et « ludique », une discipline que beaucoup trouvent intimidante, est une initiative de salut public. Mais la « pédagogie », surtout sur le mode « ludique », peut être le registre adéquat pour estomper toutes les (profondes) divergences intellectuelles internes au champ de la science économique, en effacer les enjeux idéologiques... et passer sous silence le point de vue des organisateurs de l’exposition.

Or ici pas de doute : c’est le monde anhistorique et merveilleux de la théorie néo-classique que l’exposition donne à voir aux 200 000 visiteurs attendus. Certes, le système actuel n’est pas parfait. Il peut rencontrer des soubresauts, des périodes de « surchauffe » nécessitant « d’ouvrir la fenêtre », pour « refroidir la pièce » comme l’évoque poétiquement le très libéral Jean-Marc Daniel dans l’une des vidéos projetées. Certes, supprimer le salaire minimum n’a pas que des avantages : cela crée une « société à deux vitesses, où les plus pauvres n’ont pas accès à l’éducation et au soin ». Cette considération humaniste prouve que les économistes ne sont pas forcément des fanatiques du marché.

Pas d’autre monde possible

Un stand va même jusqu’à remettre en cause l’indicateur classique de croissance, le Produit intérieur brut (PIB), qui ne mesure pas adéquatement le bonheur. L’exposition donne ainsi l’impression d’offrir une synthèse éclairée de tous les arguments opposés des économistes — et devant une telle démonstration d’honnêteté intellectuelle, le visiteur ne peut pas douter de l’objectivité du savoir qui lui est présenté. Il n’est malheureusement pas certain qu’il puisse de lui-même mesurer que ce simulacre de pluralisme cache une vision unique, celle de la science économique dominante. Ce monde n’est peut-être pas idéal, soit. Mais il n’y en a pas d’autre possible, et ce postulat là n’est pas sujet à débat.

Pour commencer, les deux commissaires scientifiques auraient pu se présenter : Romain Rancière, ex-économiste du FMI, dont les travaux – d’avant la crise... – défendaient l’idée que la libéralisation financière est favorable à la croissance ; Augustin Landier, chercheur à la très libérale Ecole économique de Toulouse, ex-fondateur et gestionnaire du Hedge fund Ada Investment Management.

Lorsque l’on active le dispositif audio « raconte-moi l’économie », les économistes « interviewés » sont des personnages fictifs aux noms fantaisistes. « Dorothée Balèze » par exemple, de l’Institut européen de l’économie invincible, nous explique que les plans de relance ne fonctionnent pas toujours car « comme l’a montré Robert Lucas, prix Nobel 1995, de nombreux acteurs économiques savent par exemple parfaitement anticiper la hausse des impôts due à la relance budgétaire et mettent de l’argent de coté au lieu de consommer ». Si nos spécialistes ont la largesse d’esprit d’évoquer la pensée de Karl Marx, ses idées sont les seules à avoir droit au conditionnel : « les travailleurs n’auraient pas d’autre choix que de dépendre d’un employeur, qui lui seul possède les moyens de production, production qu’il organiserait au profit de son entreprise et non de ses salariés ». Une hypothèse audacieuse, à prendre avec des pincettes, contrairement à celle de l’inefficacité de la relance, dont l’évidence mérite un indicatif.

Lois de la nature

Telles les lois de la nature, certaines choses ne se discutent pas. L’iconographie de la fresque « A chacun son choix », prenant exemple sur l’enfant qui gère sa consommation de bonbons, est parlante. « Un tout de suite ou deux plus tard ? » s’interroge sur une photo grandeur nature un enfant de six ans. Le « cruel dilemme » du bambin ne sert pas seulement à illustrer le sens du « coût d’opportunité ». Il sert à montrer que, loin d’être un apprentissage social contingent, la rationalité économique est dans la nature humaine, puisqu’elle est déjà dans la tête du jeune enfant, qui, face à la « contrainte de ressources », fait de « l’arbitrage » sans le savoir !

Comme l’indique le nom de la deuxième section, la seule question à laquelle répond l’exposition est « comment ça marche ? » — et surtout pas « par quelles forces sociales et historiques sommes-nous arrivés au système actuel ? ». Ainsi, lorsque le visiteur arrive au stand « Bourse », il va pouvoir jouer à « gérez votre portefeuille » et voir le cours de ses actions évoluer sur un grand écran. En jouant deux minutes à l’actionnaire, il comprendra que plus les gens achètent un titre, plus sa valeur progresse. En revanche, il n’apprendra pas que les marchés financiers ont été dérégulés dans les années 1980, ni que depuis, les actionnaires, les vrais, ont le pouvoir sur les entreprises, et que leur exigence de rentabilité a entraîné la compression des salaires et les délocalisations.

« L’enjeu est que l’épargne soit valorisée en allant vers les projets les plus intéressants économiquement », se contente d’affirmer le panneau « marchés financiers », omettant de préciser que depuis les lois de dérégulation, l’immense majorité des activités sont de nature spéculative. Le visiteur attentif aura néanmoins un indice : « En principe, le grand nombre d’acteurs qui gravitent sur les marchés financiers permet de mieux connaître et répartir les risques. Toutefois, il peut aussi se produire des effets de contagion : le marché s’emballe dans des “bulles” qui enflent puis éclatent. » Mais ces mystérieuses « bulles » ne méritent pas qu’on s’y attarde. Augustin Landier aurait pourtant pu nous faire profiter de son expérience pratique en la matière.

Le traitement de l’emploi semble quant à lui tout droit sorti d’un cours de Reaganomics. Dans le droit fil de la théorie néo-classique, le film animé présente le marché du travail comme le lieu séparé, et surtout exclusif, où sont déterminés les niveaux des salaires et du chômage. Sur ce marché, explique le film, se croisent l’offre de travail (les travailleurs) et la demande (les entreprises). S’il y a du chômage, ça ne peut être que pour une raison : des salaires trop élevés. La faute au « salaire minimum », cette distorsion politique des dynamiques du marché, qui « améliore la situation des uns » mais « menace la compétitivité des entreprises » et les oblige donc à « faire des économies », notamment en « délocalisant leur production vers des endroits où la main d’œuvre est moins chère ». Que le salaire minimum ne soit pas seulement un élément de « coût du travail » mais aussi un facteur essentiel de « solvabilisation » de la demande, la petite voix de la narratrice ne le dit pas. Qu’il y ait eu des époques où la vive progression des salaires n’était pas facteur de chômage mais au contraire favorable à la croissance et à l’emploi, elle ne le dit pas non plus.

Dictateur lunatique

Toujours dans l’espace « Pôle emploi », le musée abreuve le visiteur de chiffres sur la France de 2011, choisis tout spécialement pour leur absence totale de charge politique potentielle. « Sur 100 postes de travail, 7 sont supprimés et 7 sont créés chaque année ». Bien. Tant qu’à parler de travail et de salaire, il aurait pu être intéressant d’avoir d’autres statistiques qui donnent une idée de la compression de la part salariale par rapport aux profits, de l’explosion des revenus dans le secteur financier, de l’accroissement des inégalités de revenus, etc.

Mais le plus beau est gardé pour la dernière partie, « Quel est l’état du monde ? » Malgré ce titre prometteur, nos experts ont du mal à quitter le registre du fictif. La vidéo nous raconte en effet l’histoire d’un petit pays imaginaire, la « Nanonésie », spécialisé dans le yukulélé et le palmier nain. Tout va pour le mieux quand soudain, le dictateur de la Nanonésie menace de ne pas rembourser la dette publique ! S’ensuit une démonstration expliquant comment la simple crainte du défaut souverain peut se transformer en crise bancaire qui peut à son tour entraîner une récession dans l’économie réelle. Les mécanismes de la contagion sont bien décortiqués.

Mais pourquoi inventer comme fait générateur une histoire de dictateur lunatique ? Le risque de défaut des Etats européens, tel qu’on a commencé à le connaître en 2009, est parfaitement explicable. Mais pour cela, il faudrait faire le lien de causalité avec la crise financière de 2007 (au lieu de traiter la crise des subprimes dans un encadré séparé qui la détache et de ses causes et de ses conséquences). Et, par exemple, commencer la fable par « il était une fois une très grosse banque, Suleiman Brozeur, qui a fait faillite parce que, comme toutes les autres grandes banques, elle avait profité de la dérégulation pour prendre des risques énormes, se gaver d’actifs toxiques et s’octroyer des milliards de dollars de bonus ».

Et d’ailleurs pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Il faudrait montrer que la crise financière de 2007 était-elle-même l’expression d’une crise du régime néolibéral d’accumulation du capital, le fruit d’une combinaison fatale entre d’un côté la compression des salaires poussant à l’endettement des ménages, et de l’autre côté la dérégulation et l’innovation financière permettant de prêter un maximum à ces ménages. Mais cela aurait signifié faire de l’histoire, une histoire qui ne soit pas réduite à de simples chronologies et qui ne soit pas dépouillée de ses enjeux politiques.

Au lieu de cela, le visiteur traverse 1000 m2 de simulateurs, calculettes, mollettes, dominos, et scanners sans jamais savoir que le système qu’on lui décrit comme immuable n’a que trente ans. Qu’un autre régime existait avant celui-ci. Et que l’on peut donc en imaginer un autre pour l’avenir.

Laura Raim

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