La crise de l’eau se manifeste sous différentes formes : le prix, la potabilité et la propreté sanitaire, l’utilisation généralisée de chlore, la pénurie pour certains et les inégalités de distribution pour d’autres, ce qui ramène de nouveau au problème du prix. Sur certaines îles dans les Caraïbes le mètre cube d’eau coûte l’équivalent de 12 euros. En Europe les factures pourraient atteindre un mois du salaire minimum par an.
Le paradoxe de Sachsenhausen
Dans certaines familles en Allemagne, la mentalité « verte » a conduit à l’adoption de mesures d’économie d’eau il y a déjà une dizaine d’années : prendre plutôt des douches que des bains, arrêter l’eau de la douche quand on se savonne, fermer les robinets quand on se lave les dents ou qu’on se rase, etc.
Dans le quartier de Sachsenhausen à Francfort, pionnier dans l’attitude écologique, (berceau du parti des Verts allemands), des effets paradoxaux se sont répétés : les économies d’eau dans les appartements ont comme conséquence que, sous terre, le débit est insuffisant pour transporter les résidus solides des eaux usées. Les tuyaux se bouchent. Les pompiers doivent injecter artificiellement de l’eau. Certaines sociétés de distribution d’eau en tirent argument pour communiquer sur le fait qu’économiser l’eau n’aide pas à faire baisser la facture globale. Il faudrait maintenant augmenter les tarifs pour l’assainissement. L’augmentation des coûts d’entretien, de réparation et même de re-dimensionnement des canalisations serait ainsi inévitable.
Eau et assainissement : un cycle non-dissociable
Les économies d’eau relient donc les services de distribution et d’assainissement, ce qui a conduit à la création des « petits cycles de l’eau » : de nombreuses expériences dans le monde testent les possibilités de recyclage des eaux usées. L’exemple le plus systématique est la presqu’île de Singapour qui voulait à tout prix trouver une solution à la dépendance du continent et de son voisin mal-aimé la Malaisie.
L’eau récupérée est si « propre » qu’elle est embouteillée et pourrait être vendue. Mais la barrière psychologique est jugée si importante que les stocks sont, pour l’instant encore, régulièrement vidés. Le marché n’est pas prêt. Il y a une aversion psychologique contre la réutilisation des eaux usées : on parle de facteur « beurk » ! Elle n’est pas justifiée, mais compréhensible. Les boucles sont fermées et ce qui se passe à grande échelle pourrait se faire à plus petite échelle, et peut-être à moindre coût, jusqu’à 80-90% de la consommation d’eau.
La qualité de l’eau
Le système « haussmanien » des réseaux collectifs ne pourrait pas garantir la qualité de l’eau sans l’utilisation du chlore. Les structures des tuyaux souterrains, en toile d’araignée, ont à chaque nœud majeur des petites « bombes », réglables à distance, qui injectent à intervalles réguliers des doses de chlore. Si, par exemple, le plan « Vigipirate » accroît ses niveaux d’alerte, ces doses sont automatiquement augmentées. Les canalisations sont souvent défectueuses : l’eau se perd. Chaque trou ou fissure est ouvert dans les deux sens. Le plus souvent, l’eau se perd, mais des bactéries et d’autres micro-polluants peuvent rentrer.
Il n’y a aujourd’hui pas d’alternative à l’utilisation du chlore pour obtenir une eau propre sous les grandes villes. Il y a des pays, même en Europe, où le niveau de chlore est si important que l’eau du robinet n’a plus la qualité d’une eau potable. La situation en Espagne est devenue comparable à celle de plusieurs pays, de l’Europe de l’Est, à la Turquie et à 70 % des pays de la planète. L’eau a l’odeur et le goût de chlore. L’eau du robinet est donc remplacée par de l’eau embouteillée.
L’eau embouteillée
La consommation d’eau embouteillée est une catastrophe écologique. Les bilans carbones et pollueur-payeur ne sont plus mesurables. Mais plus l’eau du robinet a un goût de chlore, plus la consommation d’eau embouteillée augmente. L’Italie et l’Espagne sont les champions de la consommation en Europe.
L’industrie de l’eau embouteillée a d’ailleurs commencé à faire la publicité des effets dangereux des sous-produits de la chloration : les trihalométhanes par exemple, font ainsi depuis peu l’objet d’une surveillance accrue. Plusieurs études ont prouvé leurs effets cancérigènes. La qualité de l’eau embouteillée est elle-même très variable, beaucoup de marques utilisant tout simplement l’eau du robinet, avec les mêmes dangers que pour toute eau stockée et exposée à la chaleur. Certaines sources sont considérées comme impropres, surtout en Amérique du Sud et en Asie.
Dégradation des rivières et des aquifères
Il faut développer des systèmes de contrôle plus systématiques des nappes phréatiques et des cours d’eau, qui sont déjà très chargés des pesticides de l’agriculture et des effluents de l’élevage des animaux (surtout des porcs).
La France est condamnée par la Cour de Justice de la Communauté Européenne pour un manquement à la Directives « nitrates » (CE 75-440) sur plusieurs rivières de Bretagne. Sont également visées par la Commission Européenne un grand nombre de stations d’épuration (et pas seulement en France), qui ne sont toujours pas au niveau des normes européennes.
De plus en plus, les effluents des stations d’épuration sont chargés de traces de substances « modernes » et non dégradables : les résidus corporels des pilules contraceptives (avec des effets sur la fertilité masculine), et d’autres médications de masse comme, par exemple, le Tamiflu à la suite de la grippe H1N1.
Dans certains pays européens les nappes phréatiques sont déjà exploitées d’une manière « sauvage », comme dans le Sud de l’Espagne. Toujours en Espagne, mais aussi en Grèce, des charges particulières comme les margines (résidus fortement toxiques de la production de l’huile d’olive) risquent de contaminer les nappes pour les générations futures.
L’irrigation « propre » (sans ajouts de pesticides) devrait être considérée comme un service rendu à l’environnement. Une rémunération partielle des paysans écologiquement responsables serait macro-économiquement moins coûteuse que le recours à ce qui est considéré comme la solution « miracle » pour les pays en manque d’eau propre : la filtration par des membranes et notamment les usines de dessalement.
La toxicité des boues
Les résidus solides des stations d’épuration sont très souvent séchés à ciel ouvert. Ainsi, ils sont exposés aux fortes pluies et risquent de se déverser d’une manière incontrôlable dans la nature.
Les déversoirs d’orage sont également très nocifs. La fermeture des plages dans certaines villes côtières après de fortes pluies (même dans une grande ville comme Marseille), est fréquente. Le problème des boues toxiques et non biodégradables atteint des dimensions préoccupantes au niveau planétaire.
Après l’interdiction du « tourisme des boues » à l’intérieur de l’Europe (par exemple en Bulgarie ou en Roumanie), certains pays n’ont pas développé de techniques de traitement primaire, et les problèmes s’aggravent. Certains pays risquent ainsi d’étouffer dans leurs boues. Il y a par exemple une île en face d’Athènes qui est fermée au public et qui a dû élargir le périmètre d’interdiction d’approche pour les bateaux. La toxicité des boues est devenue un problème majeur.
Pour certains spécialistes, ce problème, avec une dimension apocalyptique, n’est plus réversible. Pour la plupart des ingénieurs de l’eau des pays où l’assainissement reste embryonnaire, le seul modèle imaginable est le réseau collectif, comme celui développé en Europe depuis Haussmann, il y a 150 ans. Mais la multiplication des stations d’épuration traditionnelles en Chine et dans d’autres pays en Asie n’est plus gérable.
La désertification
La réponse au cri d’alarme de beaucoup de scientifiques quant aux graves risques d’instabilité des sociétés en développement du fait d’une urbanisation sauvage commence avec le traitement de la question de l’eau et de son assainissement.
A force de favoriser les monocultures, les sols atteignent un niveau d’appauvrissement (manque d’oxyde de fer) qui les rendront inutilisables pour les générations futures. La consommation d’eau pour l’irrigation est démesurée et elle vide et pollue les aquifères.
Les populations des villages abandonnent l’agriculture et se ruent vers les capitales. Les zones urbaines s’élargissent et des bidonvilles aux conditions sanitaires catastrophiques hébergent un sous-prolétariat urbain qui dispose, pour seul bien, de grands écrans de télévision ou de petits écrans de téléphone portable. Agressivité et illusions des belles images d’Hollywood et de Bollywood suscitent envies et jalousies, qui provoquent ensuite violences ou migrations de masse. Le retour sur les terres appauvries n’est plus possible. Et la désertification augmente dramatiquement.
Si cette nouvelle urbanisation atteint le niveau que connaissent les pays développés, à savoir 80%, la planète ne pourra plus nourrir ses 7 milliards d’habitants d’ici 2020 et les tensions sociales ne seront plus maîtrisables.
Envisager un frein à l’urbanisation sauvage ou un retour à la terre passera nécessairement par une réorientation de l’agriculture vers la biodiversité et les petites unités. Les structures de distribution des petites quantités d’eau disponibles et l’assainissement rudimentaire ne peuvent cependant plus s’inspirer des modèles centralisés. La récupération des eaux de pluies et le recyclage des eaux usées dans des systèmes individuels ou semi-collectifs à grande échelle est la seule solution. Chaque kilomètre de tuyaux superflu représente un risque.
L’eau et la santé publique
L’origine des réseaux de distribution d’eau et de traitement des eaux usées remonte à l’épidémie de choléra de 1832. Les risques de grandes épidémies sont maintenant éliminés en Europe et ils sont devenus épisodiques dans le monde. En revanche, les épidémies de diarrhée se sont généralisées. Il s’agit là d’une inégalité indigne entre pays du Sud et du Nord. Les diarrhées sont parfois mortelles pour les bébés et les jeunes enfants, et elles sont de plus un facteur central de la faiblesse récurrente des capacités de travail dans les économies de nombreux pays en Afrique, en Amérique Centrale et en Asie.
Pasteur disait que l’homme « boit 80% de ses maladies ». Même les pays riches ont encore des problèmes de santé publique liés à l’eau : ils doivent lutter contre la présence et la prolifération des légionelles et pseudomonas dans les établissements de santé les plus modernes, ainsi que dans les hôtels de luxe.
Le dernier décret français de la lutte contre les légionelles du 10 février 2010 oblige chaque exploitant recevant du public à faire des contrôles réguliers des installations d’eau chaude. L’omniprésence de ces bactéries, découvertes lors d’un congrès de légionnaires américains à la fin des années soixante-dix, a fait l’objet d’une attention adéquate des autorités sanitaires dans les pays du Nord. Mais dans les pays du Sud, ainsi que dans les pays de l’est ou du sud de l’Europe, comme en Italie et en Grèce, leur prise en compte est quasiment inexistante.
Epilogue sur la perte d’efficacité des antibiotiques
L’observation des capacités de mutation des légionelles (selon la température et le dosage de chlore) nous interpelle quant à la fin possible d’une médecine qui a jusqu’à présent fait confiance aux traitements antibiotiques des infections.
Le très renommé Paul Ehrlich Institut en Allemagne, spécialisé dans les traitements des personnes ayant des déficits immunitaires (sida, cancers), a ouvert une page internet : « Sujet explosif : les anti-bioticas ». Un nombre croissant de personnes deviennent en effet multi-résistantes à tous les groupes d’antibiotiques. Des études prouvent que leur sur-consommation peut amener à une immunité grandissante.
La consommation d’antibiotiques est différente selon les pays. Elle est, aujourd’hui, beaucoup plus importante en France qu’en Allemagne par exemple, selon un rapport de 1 à 4. Une étude récente, effectuée par des chercheurs suédois et la fondation Tour du Valat, en Camargue, a a identifié dans le milieu naturel des bactéries multi-résistantes (famille des e-coli), probablement échappées du milieu hospitalier.
Il faut faire face à cette question : serons-nous dans vingt ans dans une situation comparable à celle des pays qui ne peuvent pas traiter des infections avec des antibiotiques, non pas par manque de moyens, mais par manque d’efficacité ? Peut-être verrons-nous bientôt l’époque de l’usage des antibiotiques comme un petit chapitre (de 50-70 ans) de l’histoire, un chapitre avec un point final, comparable à celui de l’épuisement du pétrole, voire pire quant à ses conséquences.
Conclusion
L’eau est un bien sensible et doit être pensée comme un système fermé, un système en boucle. Adopter le principe de subsidiarité et essayer de gérer les boucles de façon plus locale ne constitue pas une panacée. Mais comme l’affaire du sang contaminé l’a illustré en France, une action publique plus locale réduirait cependant les risques d’effets catastrophiques, tout en accroissant probablement la responsabilisation des citoyens-citadins.
Dans les pays développés, il y a peu de chances qu’on adopte la stratégie proposée par le professeur Bunker Roy dans ses barefoot colleges, où l’on apprend à des femmes illettrées à installer et entretenir un système d’approvisionnement en eau avec des pompes solaires et des citernes d’eau de pluie. Mais il est temps de réfléchir à une recomposition de nos services publics, au moins à la périphérie des villes et dans les campagnes, en combinant les ressources des technologies autonomes avec les réseaux publics traditionnels, ne serait-ce que pour rendre l’infrastructure collective plus durable.
Il y a 5 millions de fosses septiques en France, et elles ne vont pas disparaître. D’autres pays pourraient s’inspirer des services publics de gestion semi-collective des fosses septiques qui ont été mis en place. Dans une vaste périphérie européenne, en dehors de la « banane bleue », les fosses septiques constitueraient ainsi un progrès considérable et moins onéreux que les réseaux actuels.
Pour l’eau du robinet, c’est la même chose : il y a encore de nombreuses populations non raccordées, de l’Irlande aux pays de l’Est, en passant par le nord du Portugal, la Galice, le sud de l’Italie etc. L’idéologie écologique de Sachsenhausen deviendra peut-être une solution crédible sur les plans économique et sanitaire.
C’est l’enjeu du concept de croissance verte tel que le développe en Allemagne ou aux Etats-Unis le rapport « Wasser 2050 », commandé par le gouvernement allemand à des chercheurs et représentants de l’industrie de l’eau. Le rapport évoque le chiffre de 480 milliards d’euros pour les besoins en « Decentralized Watermanagement » (gestion de l’eau décentralisée) dans le monde d’ici 2050.
Quoiqu’il en soit, pour 70 % de la population mondiale les systèmes haussmaniens des réseaux collectifs sont soit inapplicables soit simplement une option parmi d’autres. Selon « Wasser 2050 », seul un très grand effort mis en œuvre immédiatement pourrait permettre à l’Europe d’obtenir le tiers de ce chiffre de 480 milliards.