Parmi les critiques mettant en cause le caractère démocratique des sondages, la plus élémentaire a été de suggérer qu’ils constituaient une menace pour l’élection. Un danger perçu depuis longtemps, à commencer par celui qui fut l’introducteur des sondages en France, Jean Stoetzel. On n’y croyait pas tout à fait. Les augures avaient pourtant raison.
Les médias ne cessent d’analyser les records d’impopularité des dirigeants. François Hollande élu depuis un an en établit d’ailleurs un nouveau. Les commentaires obéissent encore une fois au genre maintes fois moqué de la course de chevaux ou du commentaire sportif. Pourtant, quelque chose de nouveau est intervenu. Cette fois, les mauvais chiffres ont amené à remettre en cause l’autorité politique issue de l’élection. Dans les manifestations hostiles au mariage pour tous, on a entendu des cris de « Hollande démission », se référant aux sondages. De bonne guerre ? En tout cas nouveau. Comme l’évocation par des journalistes politiques de leurs doutes sur la capacité à gouverner, lancés sur la foi des mauvais sondages.
Mettre en question la légitimité politique un an après une élection peut laisser perplexe. Les commentateurs ne manquent d’ailleurs pas de jugement en évoquant les effets des sondages, capables à force de répétition et de gloses, de saper l’autorité des dirigeants. Ils ont donc raison de contester de facto l’affirmation par les sondeurs que leurs sondages n’auraient pas d’effets politiques — selon la formule qui voudrait qu’ « on ne change pas la température du malade en cassant le thermomètre ».
Mais, en la matière, ce sont les croyances qui importent, comme le veut ce qu’on a appelé le « théorème de Thomas » (1). Selon cette logique de la prédiction créatrice, si les mauvais chiffres des sondages se multiplient en annonçant de futures défaites, si les mécontentements y trouvent un renfort, il est probable qu’à terme, les dirigeants politiques en seront affaiblis. Dans un système politique tel que celui de la IVème République, les sondages auraient déjà entraîné une valse des gouvernements. Le simple fait que des doutes sur la légitimité du pouvoir se nourrissent de sondages si proches de l’élection présidentielle suffit à mettre ces sondages en concurrence avec l’élection elle-même.
Or, il y a de plus en plus de mesures d’opinion. Aux vieux baromètres mensuels, sont venus s’ajouter d’autres types de sondages qui simulent des élections présidentielles un an à peine après les dernières ! Ces simulations, à l’apparence de sondages sur les intentions de vote, font exister des intentions de vote rétrospectives puisqu’on y met les protagonistes réels de l’action précédente. Ces fausses élections rétrospectives ne refont pas l’histoire mais permettent de douter de la légitimité de l’élection chaque fois que les résultats sont très différents, en laissant supposer que beaucoup d’électeurs se sont trompés ou regrettent leur choix. Et significativement, ce ne serait pas les sondés d’aujourd’hui qui se tromperaient, mais les électeurs d’hier.
En somme, une fois encore, pourquoi se priver de ces jeux puisqu’on a les moyens d’y jouer ? En s’imposant comme le mode presque exclusif des enquêtes politiques, les sondages en ligne, beaucoup moins chers que par téléphone ou en face-à-face, favorisent le déluge des sondages. Cela s’est fait sans aucune démonstration de leur rigueur méthodologique, quoi qu’en disent les sondeurs, auxquels de toute façon la plupart des médias ne demandent pas de garanties. Les sondages concurrencent donc l’élection au moment même où leur qualité s’est fortement dégradée. Il ne semble pas que les commentateurs s’en émeuvent. Ni les sondés rémunérés pour leurs avis. Dorénavant, l’opinion publique rémunérée est un contrepoids à l’opinion publique « gratuite » du suffrage universel.
Les sondages sont en train de modifier les règles du jeu démocratique, non seulement en affectant la légitimité des gouvernants élus, mais en chamboulant le temps de l’action politique, en déterminant ses objectifs. Nul besoin d’un changement constitutionnel. Il suffit de produire une opinion furtive et payante, par le biais d’entreprises privées, sur un marché autorégulé : une opinion publique atomisée et rémunérée par l’argent d’agents intéressés à sa production. Cette situation nouvelle sert les intérêts des sondeurs qui, de commentaires en commentaires, aussi futiles soient-ils, occupent les plateaux et les colonnes, alimentant ainsi leur narcissisme. Peut-être y voit-on déjà le symptôme d’un journalisme indigent en temps de crise : le commentaire de ceux qui n’ont plus rien à dire. On n’oubliera pas que les sondages ont apporté une ressource nouvelle aux journalistes qui peuvent s’ériger en interprètes de l’opinion publique face aux dirigeants politiques. Aucun statisticien ou sociologue n’accordant pourtant beaucoup de crédits aux sondages publiés chaque jour, il est significatif que toute une profession ne les entende pas et préfère écouter les sondeurs, donc les marchands. Là encore le désir de puissance par lequel les plus puissants des journalistes donnent des leçons de politique ou prodiguent bons et mauvais points, fait regretter qu’ils ne soient pas aux commandes. Quant aux responsables politiques, il semble qu’ils aient tout à craindre de cette élévation des sondages au rang de tests permanents de leur légitimité propre.
Le savent-ils ? Apparemment pas tous. Le 6 mai 2013, à l’occasion d’une émission de France 2 dressant un bilan de la présidence de François Hollande (2), le sénateur socialiste André Vallini a dû expliquer le volte-face du gouvernement sur la question de l’amnistie aux syndicalistes, amnistie que le sénateur socialiste avait lui-même voté dans la haute assemblée. Comment allait-il expliquer une telle incohérence ? André Vallini évoqua d’abord les manifestants violents hostiles au « mariage pour tous » et le besoin selon lui de ne pas encourager ce type de comportement. Dès lors que cette seule justification ne suffirait pas — car faire payer à des militants syndicalistes le comportement de militants de droite et d’extrême droite n’est pas d’une logique absolue —, André Vallini ajouta : « Et puis, les sondages sont là : 70 % des Français sont contre l’amnistie ! » Un parlementaire qui accepte que son propre vote pèse moins qu’un résultat concocté par une entreprise de sondages, c’est nouveau. Est-ce vraiment prometteur ?