Au rayon des utopies à portée de main, mais pas encore suffisamment, en tout cas aux yeux de gouvernements sans imagination : la contribution créative ou licence globale (3). Levier de financement de la culture, cette licence reviendrait de facto à légaliser les échanges non marchands sur Internet, c’est-à-dire le partage, aujourd’hui extrêmement répandu, de biens culturels numérisés, par le biais du téléchargement. Si cette solution est bien mentionnée à plusieurs reprises dans le rapport de M. Pierre Lescure (4), remis la semaine dernière dans les riches appartements de la rue de Valois, au ministère de la culture, elle n’en est pas moins rapidement écartée (5). D’imagination, il n’était même pas vraiment besoin, puisque certains inventent déjà, dans leurs contre-réseaux, des propositions de financements mutualisés (6).
Mais cet « acte 2 de l’exception culturelle », naguère réplique de campagne du candidat Hollande sur les questions culturelles, est comme victime de son époque de misère intellectuelle. Résultat : beaucoup de papier (deux tomes, 719 pages, quatre-vingt propositions), quelques heures de bruit médiatique, et pour les conséquences nous verrons : lorsque aura lieu, peut-être — en tout cas pas avant six mois pour la « fin » de la Hadopi —, un vote au Parlement sur un ou plusieurs textes de loi dont accoucheront les réunions « sectorielles » (avec les acteurs du cinéma, de la musique etc.) qui doivent se tenir d’ici là. D’ores et déjà, ces conséquences promettent d’être dérisoires, malgré la diversité des sujets abordés par le rapport, de la musique au spectacle vivant en passant par les livres électroniques, la vidéo à la demande ou la « responsabilisation » des hébergeurs dans la lutte contre la contrefaçon (7).
« Lisez le rapport. (...) J’aimerais bien qu’on me dise là où j’ai servi je ne sais quel intérêt ou je ne sais quel copain, à commencer par François Hollande » (8).
Il faut dire que le candidat François Hollande avait la tâche difficile, à l’époque : il lui fallait à la fois convaincre — sinon ne pas se mettre à dos — deux mondes de la culture radicalement opposés (9). D’un côté les principaux capitaines des industries culturelles (éditeurs, patrons de médias, producteurs de cinéma, et autres titulaires de droits de « propriété intellectuelle »), constants dans leur volonté de conserver leurs rentes de marché, maniant à l’envi la jolie formule gaullienne d’« exception culturelle à la française » afin de faire respecter les législations en vigueur sur le droit d’auteur ou la « chronologie des médias » (10). Il lui fallait aussi veiller à ne pas trop irriter cette génération plus ou moins jeune qui trimballe son existence culturelle en ligne, habituée à trouver très vite et sans difficultés pécuniaires son bonheur sur la Toile, et aussi prompte à se mobiliser contre les tentatives gouvernementales pour la « civiliser » qu’à s’opposer à une surveillance biaisée des réseaux (11).
Une fois ces électeurs convaincus, on aurait pu penser qu’on allait effectivement voir surgir quelque chose d’exceptionnel, tant il y avait d’ambition jusque dans l’entourage de celle qui fut finalement choisie comme ministre de la culture, Mme Aurélie Filippetti (12). Las, c’est le très introduit Pierre Lescure, ancien PDG de Canal Plus, autrement dit un représentant du premier monde, qui fut chargé de la mission ministérielle. On ne s’étonnera donc pas que les conclusions du missionné du président soient à la hauteur des promesses du candidat, mi-chèvre mi-chou, à croire qu’il y a encore des électeurs à convaincre. Le « rapport Lescure » préconise ainsi comme attendu une suppression de la Hadopi sarkozyste – tout en conservant son esprit répressif et le délit de « négligence caractérisée ». L’autorité administrative indépendante devrait ainsi voir ses compétences transférées à une autre, le CSA (sous couvert notamment de « rationalisation du paysage administratif », p. 382 du rapport), qui piaffe depuis longtemps de voir ses prérogatives étendues à Internet (13). Si la menace de suspension de l’accès à Internet pour les coupables de téléchargements illégaux devrait être abandonnée assez rapidement, le concept de réponse ou riposte graduée, lui, demeure : après les trois avertissements, la sanction serait désormais une amende de 60 euros (14), ce qui est beaucoup plus crédible que la coupure d’accès, qui n’aura finalement jamais été appliquée.
Sans évoquer les réflexions sur les biens communs de la connaissance, le rapport préconise d’élargir les dérogations au droit d’auteur aux « œuvres transformatives » comme les remix ou les mashups (pp. 425-432), mais sans jamais remettre en cause l’idée même de « propriété intellectuelle », pourtant quasi contradictoire dans les termes (15). De la même façon, s’il est recommandé de donner une définition positive du « domaine public » (propositions 74 et 75), qui en est dépourvu à l’heure actuelle — un comble —, il n’est jamais question de remettre en cause l’aberrante législation qui voit des auteurs jouir de leurs droits soixante-dix ans après leur mort.
Pierre Lescure, comme son ami président, cherche semble-t-il à incarner le changement sous les traits de la continuité. Aussi propose-t-il une taxe sur les objets connectés (smartphones, consoles etc.), à hauteur de 1 % du prix des appareils (propositions 48 et 49). Ce serait là, argue-t-il, l’occasion de reprendre aux champions américains des écrans Apple et Amazon un peu de la manne qu’ils accumulent tranquillement dans les paradis fiscaux, tout en adaptant aux usages d’aujourd’hui la redevance copie privée (les usages passant désormais beaucoup plus par le flux, comme le streaming, et moins par les supports fixes comme les CD). Les recettes de cette taxe, qui plus est, pourraient venir alimenter un fonds de « soutien à la transition numérique des industries culturelles ». Bonne idée ? En apparence seulement, car pour compenser la redevance, cette taxe devra progressivement passer à 3 %, et serait donc vraisemblablement répercutée sur les prix des périphériques : c’est bien la bourse du consommateur français qui serait alors mise à contribution (16).
Mais là où le rapport est le plus décevant, c’est sans doute dans ce qu’il ne suggère qu’à demi-mot. Car le point aveugle du rapport Lescure est bien la refonte du CSA, promise par M. Hollande pendant sa campagne, refonte qui devait notamment permettre de garantir son indépendance à l’égard de l’exécutif. Depuis, l’ancien directeur de cabinet de M. Lionel Jospin à Matignon, M. Olivier Schrameck, a été nommé à sa tête, son salaire quasiment multiplié par deux (17), et voilà qu’on propose maintenant d’introduire Internet français dans son giron régulateur ! Aussi, lorsque la ministre de la culture envisage de redonner au Conseil sa prérogative de nomination des présidents de l’audiovisuel public (18), sans pour autant modifier le mode de désignation des membres du CSA lui-même (ses neuf « sages », même s’ils ne sont pas tous choisis par lui, sont nommés par décret du président de la République), difficile d’y déceler une quelconque velléité d’indépendance.
On se dit parfois qu’il suffirait d’observer la façon dont Internet est « administré » à l’échelle du monde (via des institutions comme l’Internet Engineering Task Force, par exemple), et de mimer son mode de fonctionnement relativement démocratique (libre et ouvert comme peuvent l’être certains logiciels), pour inventer une politique culturelle qui fasse réellement exception, et pas seulement en France. Surtout quand on dispose d’autant de moyens et de temps, conditions nécessaires à la création, que M. Lescure (la mission aura duré neuf mois en tout). On regrettera donc que les interprètes de l’État en charge de la culture restent si désespérément privés de ce qui fait pourtant son essence même : l’imagination.