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Syrie, l’entrée en guerre du Hezbollah

par Alain Gresh, 23 mai 2013

Depuis le début de la révolte syrienne, des réseaux se sont constitués au Liban pour venir en aide aux révoltés qui, à l’origine, manifestaient pacifiquement. Tripoli, capitale du Nord, a servi de plaque tournante à ces filières. La militarisation de la révolte, encouragée par la violence sans limite du régime, a transformé la situation et favorisé la montée en puissance du rôle des groupes radicaux au Liban. Le cheikh salafiste de Saïda, par ses discours extrémistes et son appel au djihad, a envenimé la situation en dénonçant, comme les autres dirigeants du Golfe, la menace de « chiisation » du monde arabe.

De plus en plus de combattants libanais et arabes ont commencé à affluer en Syrie à travers des réseaux multiples : Frères musulmans (en nombre assez limité), groupes liés au 14-Mars de Saad Hariri, salafistes aux mille et une obédiences, jeunes non politisés, indignés par la brutalité du régime syrien. Ces réseaux sunnites ont disposé de l’appui de la Turquie et du Qatar d’abord, de l’Arabie saoudite ensuite.

Ces ingérences étrangères ont donné lieu à une mutation des groupes de l’opposition syrienne, dont certains se sont « adaptés » aux attentes de leurs financiers — publics, mais aussi souvent privés —, « se laissant pousser la barbe », pour reprendre une expression imagée, comme l’a montré le rapport de l’International Crisis Group d’octobre 2012, qui rend bien compte des ces dynamiques (1).

Pourtant, malgré les discours sur la menace islamiste globale, supposément alimentée par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie qui financeraient jusqu’à Al-Qaida, la situation sur le terrain est bien plus complexe. Si Doha et Ankara ne cachent pas leurs préférences pour les Frères musulmans, les Saoudiens aident différents groupes salafistes fortement divisés eux-mêmes — il faut rappeler que Riyad a été en guerre ouverte avec Al-Qaida sur son territoire, notamment à partir de 2003. Enfin, il existe une multitude de groupes oppositionnels que l’on ne peut réduire à leur parrainage étranger.

D’autre part, et comme on peut le voir dans les hésitations des différents acteurs internationaux (Etats-Unis, France, Israël), il n’existe pas de stratégie occidentale cohérente en Syrie (Le Monde diplomatique du mois de juin publiera d’ailleurs un article de Karim Emile Bitar sur le sujet : « Guerres par procuration en Syrie »).

En Syrie s’entremêlent différentes lignes de fracture :

  • L’affrontement entre le régime (qui a su rallier des soutiens notamment parmi les minorités) et une large opposition ;
  • Les clivages entre les Etats-Unis et Israël, d’un côté, et les forces dites de la résistance de l’autre ;
  • Les multiples différences inter-arabes, de la fracture entre les Frères musulmans et les pays du Golfe (à l’exception du Qatar), aux tensions entre Le Caire et Riyad ;
  • Sans oublier enfin ce qui est le facteur nouveau et décisif au niveau régional depuis le début de 2011 : les aspirations des peuples à la dignité, la liberté, la justice sociale et à la fin des dictatures.

C’est pourtant au nom d’un grand complot américano-golfo-israélo-islamiste que quelques forces nationalistes arabes, voire de gauche, ont décidé de soutenir le régime du président Assad.

Lire Nicolas Dot-Pouillard, « La crise syrienne déchire les gauches arabes », Le Monde diplomatique, août 2012 C’est un raisonnement similaire qu’ont élaboré, au fur et à mesure, le Hezbollah et son secrétaire général, Hassan Nasrallah, même s’ils ont évité le discours complotiste qui voit dans les révolutions arabes une « création » de l’Occident. Au contraire, ils s’emploient à tracer une ligne de démarcation entre ce qui se passe en Syrie et les révolutions tunisienne, égyptienne, libyenne (malgré l’intervention occidentale, ce qui a prévalu en Libye, soutiennent-ils, est la haine de Mouammar Kadhafi, haine fondée sur le rôle joué par ce dernier dans la disparition de l’imam Moussa Sadr lors d’une visite officielle à Tripoli, en Libye, en août 1978), ainsi qu’au Bahreïn.

Ce n’est que récemment, et d’abord indirectement, que le Hezbollah a reconnu sa participation aux combats en Syrie (« Pourquoi le Hezbollah participe-t-il aux combats en Syrie ? ») et rappelé les missions limitées de ses hommes présents sur place : défense des lieux saints particulièrement révérés par les chiites ; protection d’usine d’armements ; aide aux villages chiites en Syrie. L’intervention de combattants étrangers arabes permettait par ailleurs de justifier leur propre intervention.

Un discours de Hassan Nasrallah du 30 avril 2013 a confirmé cette orientation. Dans un résumé des principales idées soutenues dans ce discours, Nidal écrit que le secrétaire général du Hezbollah « propose son analyse de la guerre en Syrie : selon lui, le but même de la guerre est la destruction de la Syrie en tant que pays unifié, et sa transformation en “État raté” (failed state, disent les Américains) afin de la faire disparaitre de « l’équation régionale ». C’est une thèse qui circule beaucoup (que d’aucuns appliquaient déjà à l’Irak), mais n’avait pas encore reçu une telle visibilité. » Désormais, pour le Hezbollah, la bataille met aux prises le camp de la résistance (composé de l’Iran, de la Syrie et de lui-même) et l’axe américano-israélo-islamiste, même s’il appelle régulièrement l’Occident à combattre avec lui le péril djihadiste et takfiriste.

Le Hezbollah peut aussi invoquer, à juste titre, l’ingérence de diverses forces libanaises dans l’aide militaire aux insurgés syriens. Et les bombardements israéliens sur la Syrie servent à alimenter le discours anti-impérialiste (on lira à ce sujet l’article de Haaretz qui reprend des informations selon lesquelles Israël aurait développé des contacts à l’intérieur du territoire syrien pour établir une sorte de zone sûre, ce qui n’est pas sans rappeler son intervention en 1976 dans le sud du Liban (2).

Mais, avec la participation directe et reconnue de combattants à la prise (ou à la tentative de prise) de la ville syrienne d’Al-Qousayr, le Hezbollah a franchi une étape de l’escalade. Ibrahim El-Amine, rédacteur en chef du journal Al-Akhbar, soutien de gauche du Hezbollah, l’explique dans son éditorial du 21 mai (3) :

« Ce que le Hezbollah fait en Syrie est une partie d’une lutte plus ample des forces de la résistance contre un front des forces réactionnaires et meurtrières, au cœur desquelles se situe Israël. »

Le problème avec cette analyse, en partie exacte, est qu’elle ne tient compte ni du soulèvement du peuple syrien, ni des conséquences d’une telle intervention à la fois au Liban, en Syrie, mais plus généralement sur la région tout entière.

Dans un article publié dans The Daily Star le 22 mai (« A Hezbollah turning point in Qusair ? »), Rami Khoury note :

« Combattre à l’intérieur de la Syrie aux côtés du régime Assad va exacerber toutes les pressions et les contraintes que le Hezbollah subit déjà. Plus de Libanais le critiqueront pour avoir entraîné le Liban dans la guerre syrienne et exacerbé les affrontements intérieurs entre groupes pro et anti-Assad. Beaucoup de Libanais soutiennent que ce qui s’est passé à Al-Qousayr confirme ce que beaucoup pensent déjà, à savoir que le Hezbollah est une marionnette de l’Iran. Certains de ses propres partisans peuvent lui reprocher la mort de dizaines de jeunes hommes libanais, dans une bataille pour une petite ville de province en Syrie. De nombreux pays étrangers vont chercher de nouveaux moyens de pression, de sanction et d’isolement du Hezbollah, et ​​l’opinion publique dans le monde arabo-islamique va devenir plus critique et hostile, en présentant le Hezbollah comme une milice qui échappe à l’autorité de l’Etat, plus soucieuse des ordres iraniens que des populations arabo-libanaises. »

Plus grave est l’inscription de l’intervention du Hezbollah dans une vision régionale selon laquelle s’affronteraient chiites et sunnites, Arabes et Iraniens. Cette perception, largement diffusée par les médias du Golfe, trouve dans l’intervention du Hezbollah une confirmation. Ce clivage sunnite-chiite n’est pourtant ni aussi profond ni aussi historique qu’on le dit : en juillet 2006, quand le Hezbollah symbolisait la résistance face à l’agression israélienne, les portraits de Hassan Nasrallah se retrouvaient dans les rues du Caire comme de Jordanie, et personne ne le voyait alors comme « un dirigeant chiite ».

Conséquence immédiate de l’intervention du Hezbollah, l’inscription probable de son aile militaire sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. Dans tous les cas, c’est désormais la position de la France, qui y était jusque-là hostile. C’est ce qu’a expliqué le porte-parole du Quai d’Orsay lors de son point presse du 23 mai :

« Je vous rappelle les propos du ministre des affaires étrangères sur ce sujet hier : “La position de la France est d’inscrire la branche militaire du Hezbollah (...). Vous avez vu que le Hezbollah, non seulement s’est engagé pleinement en Syrie, mais qu’il a revendiqué son engagement. Comme il y a en plus d’autres éléments, qui concernent ce qui s’est passé en Bulgarie et à Chypre, nous considérons que c’est un point qui devrait faire l’accord de l’ensemble des Européens.”

(...) la France est attachée à la stabilité du Liban et à ses relations avec toutes les communautés libanaises. Nous appelons toutes les parties libanaises à respecter les engagements souscrits dans la déclaration de Baabda du 15 juin 2012, qui visent à dissocier le Liban de la guerre en Syrie. En décidant d’intervenir massivement en Syrie, le Hezbollah rompt ce consensus. La guerre de Syrie n’est pas la guerre des Libanais. L’importer au Liban est dangereux pour sa stabilité, comme le montre la montée des tensions dans le pays. »

Bien sûr, le porte-parole n’évoque pas les autres ingérences en Syrie, notamment celles des partisans du mouvement du 14-Mars, dirigé par Saad Hariri.

Alain Gresh

(1International Crisis Group, « Tentative Jihad : Syria’s Fundamentalist Opposition », Middle East Report n° 131, octobre 2012.

(3« On Hezbollah’s Syrian Intervention », Al-Akhbar, 21 mai 2013.

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