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Point de vue

La pellicule absente

par Guillaume Basquin, 4 juin 2013

Pendant que toute l’industrie du divertissement cinématographique s’excitait au festival de Cannes sur des fichiers numériques à haute définition, c’est assurément au Centre Pompidou qu’on a vu le plus beau film-en-tant-que-film (film as film, disent les théoriciens américains) de l’année 2013 : Song (1), du cinéaste expérimental Nathaniel Dorsky. Ce bijou discret a été présenté en exclusivité française avec deux autres films en 16mm (2) du ciné-poète de San Francisco le 15 mai dernier, jour d’ouverture du festival à paillettes, dans le cadre des mercredis « FILM » du Musée national d’art moderne. Eh oui ! Chers amis cinéphiles d’outre-tombe du monde entier, le véritable événement cinématographique était là, à Paris, lieu de toutes les renaissances de la cinéphilie, une fois de plus. Il fallait voir ça : du ciné-haïku, une chaleur de l’image peinte par la lumière, tout le spectre chromatique visible, même et surtout celui qu’on ne voit pas à l’œil nu, la lumière réellement imprimée (et révélée au tirage) sur le petit rectangle de 16mm de Dorsky, de marque Fuji ou Kodak selon. La caméra utilisée est une vieille Bolex sans son : « Three Times Silence ».

Les trois projections — action de « projeter » au loin une image en l’agrandissant par transparence, pas un remplissage de pixels, cette tapisserie ; par cet agrandissement même l’image filmique devient de plus en plus belle — ont eu lieu à 18 images par seconde car, nous a dit le cinéaste, à cette vitesse de défilement-là on sent mieux le battement cinématographique image-noir-image. A chaque fois l’écran est tenu pendant 1/36e de seconde de présence de l’image ou de noir absolu. Notre œil/cerveau se délecte et se repose. Entre les images, l’espace règne. Des ciné-attractions, pas des vidéo-illustrations. Un montage des sténogrammes de la vie moderne à l’infinie souplesse : des tramways, des voitures, des femmes au café, le poète perdu dans la foule, des reflets, des mouvements, des brumes, des correspondances, des caresses infinitésimales de la caméra : le programme même du poète de la vie moderne d’un autre temps...

Même Steven Spielberg, éminent président de l’auguste festival, vient de le déclarer : « en numérique on ne retrouvera jamais la vibration de l’image argentique — Je préfère la pureté de la pellicule »  (3) ; et de faire son mea culpa d’avoir retouché son E.T. avec le numérique 3D. Maintenant, laissons la parole au ciné-poète de San Francisco : « le rideau du cinéma est très proche de se refermer » ; « je suis content d’avoir pu vivre et créer au temps du cinéma » ; « il est encore possible de créer en film, pour preuve ces trois manifestes » ; « en numérique, vous ne pouvez pas atteindre ce seuil de la perception cinématographique [i.e. une suite de projections automatiques du monde] » ; « les gens ne se rendent pas [encore ?] compte de ce qu’ils vont perdre, le contact physique et matériel avec la réalité » ; « comme d’habitude, ce qui décide tout : l’argent, le marché et la facilité d’utilisation et d’accès » ; « j’aime le contact matériel avec la réalité physique, différent de l’abstraction numérique » etc. Le film, « rédemption de la réalité matérielle » (4) ? Mais oui !

Et pendant ce temps-là, dans l’industrie...

A Cannes, impossible de voir un film-pellicule projeté tel quel.

Dans les provinces la totalité ou presque du parc de salles de « cinéma » (vidéo HD ?) a été équipé de matériel 100 % étranger — japonais (Sony) ou américain (Texas Instrument) — de diffusion de fichiers numériques financé, faut-il le rappeler, à 90 % par nous, contribuables français, par le biais d’un Grand emprunt de l’État-Sarkozy. Coût moyen ? 100 000 euros... Les laboratoires photochimiques (parmi les meilleurs du monde, selon la grande chef opératrice Caroline Champetier) sont exsangues. La post-production argentique part à vau-l’eau. LTC a montré le chemin il y a deux ans en mettant la clé sous la porte. GTC a emboîté le pas l’année suivante. Même Cinédia, seul laboratoire à la portée des bourses de jeunes cinéastes underground, « expérimentaux » ou même amateurs, est sur le point de faire faillite. Le laboratoire Eclair numérise, c’est-à-dire dé-historicise, à tout-va le patrimoine cinématographique passé, c’est l’effet « Cannes Classics » ; mais c’est surtout la panique : puisque tout s’écroule et que le savoir-faire français va peut-être disparaître, il faut numériser vite avant qu’on ne sache même plus « tirer » des copies neuves par contact des chefs-d’œuvre du septième art...

Et si les films disparaissaient ? Il y a longtemps que la France ne fabrique plus de pellicule orthochromatique ou même panchromatique. J’apprends cette semaine que le dernier fabricant français de caméras, Aaton, sis à Grenoble, fondé par le génial ingénieur-poète Jean-Pierre Beauviala, est mis en liquidation judiciaire suite à un gros problème sur les capteurs de 0 et de 1 des modèles de série de sa dernière caméra « numérique » (il lui fallait s’adapter ou mourir), pas au niveau de celui du prototype. Ainsi le fleuron de la fabrication des caméras dites « chat-sur-l’épaule » est sur le point de disparaître ou d’être repris par un Mittal d’acier. Le diable probablement, qui souffle où il veut. Au pays des frères Lumière, ce n’est pas joli-joli...

« Qu’est-ce qu’il a ton pays, l’est malade ? », demandait le plus grand poète de notre pays (Rimbaud). Oh non !... l’est pas malade, l’est à l’agonie, asphyxié par les ordres aberrants du Fonds Mondial d’Idiotie (communément appelé FMI). Et ce n’est pas fini ! De l’autre côté de l’Atlantique la dernière rumeur veut que Kodak ne fabrique plus de film 16mm « inversible », justement le seul film accessible aux amateurs et aux cinéastes underground parce qu’on n’est pas obligé de d’abord faire développer un couteux film-négatif. Jonas Mekas et Jean Rouch de ce côté-ci de l’océan ont fait presque tous leurs films en 16mm avec de telles pellicules.

Le film Fuji qui a servi au film August and After a déjà disparu ! Comprenez qu’on a arrêté sa fabrication. Parole de Dorsky ! Il faut bien comprendre que c’est essentiellement un art d’ombres qu’on abandonne et perd. Dans la plupart des photogrammes de Dorsky chaque couleur — chaque bleu, chaque rouge, chaque violet — est mélangée à un excédent de noir par sous-exposition du film au diaphragme. Toute la palette s’en trouve bouleversée ! Three times William Eggleston (5) ! Ce qu’on a vu sur l’écran du Centre Pompidou n’existe pas dans la réalité. Écoutons le formaliste russe Viktor Chklovski : « Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance ; le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme » (6). Le monde projeté était plus beau que la « réalité » filmée.

Connaissez-vous l’origine de numérique ? Numéraire, nombres ; de şifr en arabe, rien (zéro).

Et pourquoi des cinéastes en temps de détresse ?

Pour un autre point de vue, lire « Le numérique se défend »

Guillaume Basquin

Guillaume Basquin est écrivain, auteur de Fondu au noir : le film à l’heure de sa reproduction numérisée, Paris Expérimental, 2013.

(1Song, 2013, 16mm, 18 mn 50, couleur, muet.

(2August and After, 2012, 18’50 ; April, 2012, 26’.

(3Libération du 1er mai 2013.

(4Titre du décisif essai de 1960 de Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Flammarion, 2010.

(5William Eggleston, selon moi le plus grand coloriste en photographie, dont les tirages utilisent un procédé tout à fait particulier, le Dye Transfer Print, qui s’apparente à de la lithographie : 3 bains différents avec les 3 couleurs primaires.

(6Viktor Chklovski, Théorie de la littérature : textes des formalistes russes, éditions du Seuil, collection « Tel quel », 1965.

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