L’apartheid était, hier, hanté par le spectre du totalitarisme qui ambitionnait de régir tous les aspects de la vie privée comme publique, du berceau au tombeau. Par sa démesure autant que par la résistance que ses adversaires lui opposaient, c’était aussi un système voué à l’échec. Vivre sous un tel régime fouettait votre créativité et aiguisait vos sens. C’est du moins le refrain que la plupart des artistes, intellectuels et écrivains ayant vécu sous l’apartheid nous rappellent sans cesse.
Lire Alain Vicky, « Afrique, présence des futurs » dans Le Monde diplomatique de juin 2013, en kiosques
Hier, même dans les pires moments, nous disent-ils, on avait tendance à tenir les travaux de l’esprit en haute estime, à chérir les œuvres du passé, à caresser les souvenirs, à rechercher la compagnie des mots. Traquer la beauté là où elle se nichait, dans les bidonvilles et autres bantoustans. Le Verbe était encore sacré et sacralisé. Et la poésie une arme miraculeuse dirigée contre l’oppression. Poètes et prosateurs se sentaient grandis par le combat et l’adversité. Leurs titres cinglants claquaient comme des coups de fouet : Peter Abrahams (Mine Boy), Dennis Brutus (Sirens, Knuckles, Boots), Alan Paton (Cry, the Beloved Country) ; Alex Laguma (A Walk in the Night), pour ne citer que quelques exemples.
Aujourd’hui ce paysage n’est plus d’actualité mais les artistes et intellectuels ont à présent d’autres tâches, moins glorieuses mais tout aussi urgentes. Si l’hydre de l’apartheid a vécu, ses effets n’ont pas disparus du jour au lendemain.
En ce début d’été 2013, les artistes et les œuvres en provenance de l’Afrique du Sud sont présents dans deux festivals français importants, sans être absents des librairies. Qu’il s’agisse du festival malouin « Étonnants Voyageurs », qui s’est tenu le weekend de la Pentecôte (18-20 mai 2013) ou de la Biennale des poètes en Val-de-Marne (24 mai-2 juin), de nombreux lecteurs sont allés à leur rencontre et ont été touchés par un je ne sais quoi de précieux.
Romanciers, scénaristes, poètes ou peintres, ils étaient quinze à être passés par le festival breton et onze à sillonner les communes du Val de Marne. On retrouve dans cet aréopage des vieux routiers (André Brink, Deon Meyer, Mike Nicol, Mark Behr, Kgositsile Keorapetse ou Wally Serote) et des jeunes pousses (Gabeba Baderoon, Niq Mhlongo, Kgebetli Moele). On notera aussi la présence active de deux passeurs installés en France de longue date (le poète et traducteur Dennis Hirson et Bruce Clarke dont les lecteurs du Monde Diplomatique connaissent les toiles habitées par les tourments de l’histoire contemporaine).
Gabeba Baderoon (1) est une poétesse de cette nouvelle génération, qui a connu le démantèlement de l’ancien régime et le chant lyrique des temps nouveaux. Ses poèmes sont ouvertement politiques si on accepte d’élargir notre définition de ce champ. On pourrait les lire alors comme autant de plongées colossales et intimes. Avec d’autres, la native de Port Elizabeth traque la beauté au ras du bitume, parvient à embrasser dans le même souffle les grandes peines et les petites joies, les aléas du quotidien et les remugles du passé. La beauté est une exigence éthique, un cap à maintenir. Elle est synonyme de débordement, d’excès radical. Elle est antidote face au monde rendu hideux par le consumérisme. Les signes extérieurs de richesse, l’esbroufe et clinquant sont les nouvelles lignes de démarcation qui divisent les gens plus insidieusement que les marqueurs raciaux d’hier. Trouver une langue nouvelle qui évoque l’attention accordée au paysage, à la terre et aux relations conviviales entre les êtres et leurs entours, et maintenir cette dernière vaille que vaille hors de la sphère de la consommation et du tout-médiatique, voilà la tâche qui, selon Gabeba Baderoon, incombe aux poètes sud-africains.
J’oublie de la regarderLa photo de ma mère à son bureau des années 50est dans ma bourse depuis vingt ans,le papier brunâtre se décolore,le bord festonné s’est recourbé puis redressé.Le col de sa robe est discrètement croisé.On pourrait croire qu’on l’appelle au loin,par l’angle que fait son cou.Elle était la première de la famille à prendrele bus de Claremontqui monte la colline pour se rendre à l’université.A un moment pendant les cours à l’école de médecine,les étudiants noirs devaient ranger leurs affaires, se leveret quitter l’amphithéâtre en longeant les rangées de pupitres.Derrière la porte close, lors d’une autopsieles étudiants noirs n’étaient pas censés voir,la peau blanche mise à nu et découpée.Sous le couteau, sous la peau,mystère de la ressemblancedans un monde qui définissait comment noir et blancpouvaient se regarder l’un l’autre, se toucher,ma mère regarde en arrière, avec un aplomb intact.Chaque fois que j’ouvre ma bourse,elle est là, si familière que j’en oubliede la regarder.Gabeba BaderoonPoème traduit de l’anglais par Denis Hirson et Katia Wallisky.
La vie littéraire est exaltante. Poètes et prosateurs sud-africains en sont conscients. Dans les grandes métropoles, les festivals (Poetry Africa, Urban Voices ou Tradewinds) se multiplient comme des petits pains. Des petites structures éditoriales (Snailpress, Timbila), des revues (Carapace and Botsotso) et des stations de radio (Kaya FM, YFM ou Bush) jouent le rôle de passeurs. Il arrive que les nouveaux talents, éclos hors des sentiers éditoriaux habituels, se produisent exclusivement dans des restaurants, des cabarets et des boîtes de nuit. La gent féminine est partie prenante de cette nouvelle scène poétique. Enfin, les langues indigènes ne sont plus tenues sous le boisseau et résistent à l’hégémonie de l’afrikaans et surtout de l’anglais. Les petits-enfants de Dennis Brutus et de Kgositsile Keorapetse nous rappellent opportunément que la poésie est au cœur du monde. Et ça, c’est une excellente nouvelle.
Petit, maigre et silencieux, Kgositsile Keroepatse (2) est un jeune homme de 74 ans qui n’a pas besoin de lever la voix pour s’imposer. Tous les poètes présents à la Biennale se pressent de lui rendre l’hommage dû à son rang de défricheur et de pourvoyeur d’énergie positive. Ligne mélodique, timbre clair, sa poésie d’apparence simple est un bonheur pour l’oreille et le cœur.
Lettre de Havane(pour Baby K)Il y a peu de temps j’ai ditavec ma petite main surle tapis de la mémoireet mes tripes cherchant le blues pour attraper la voix :Si t’aimer est malJe ne veux rien faire de bienAlors que je ne possède nimille voix tonitruantescomme Mazisi kaMdabuli weKuneneni la bravoure malicieuse de Chris Abaniquand je suis la forme du désir et de l’envieje souhaite être le cartographe de tes rêvesmais je finis par buter sur cette question tenace :Me faut-il aimer davantage mon cœurcar chaque fois que tu me manquesc’est là que je t’y trouveKgositsile KeorapetsePoème traduit de l’anglais par Namita Dewan
Ces deux poèmes sont extraits de Poésie au cœur du monde, anthologie 2013, éditions de la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, 186 pages, 10 euros.