Blouson en toile, jean, lunettes à la mode, cheveux grisonnants, le cinéaste Im Sang-soo nous rejoint, tout sourire, dans le quartier de Gongdeok-dong à Séoul, où sont situés les locaux de l’édition coréenne du Monde diplomatique. En principe, Sang-soo n’accorde plus d’entretiens. Il est trop occupé à préparer son prochain film — une histoire de jeunes qui finissent par se révolter contre un système étouffant. Il doit à la fois mettre au point le scénario et trouver de l’argent. « Mieux vaut ne pas trop se répandre en interviews », assure-t-il. S’il accepte néanmoins cette rencontre, c’est que son dernier film, L’Ivresse de l’argent, présenté au Festival de Cannes en 2012, sort en DVD en France, et que le rôle des grands groupes coréens — les chaebols — doit être connu par le plus grand nombre.
L’ivresse de l’argent, le goût du pouvoir
Lire aussi Martine Bulard, « Samsung ou l’empire de la peur », Le Monde diplomatique, juillet 2013.
Fort symboliquement, le film s’ouvre sur une pièce remplie de cartons débordant de liasses de billets ; alors qu’un jeune homme en costume-cravate en remplit une valise, un vieux monsieur le pousse à en mettre quelques-uns dans sa poche « comme tout le monde ». Très scrupuleux, le jeune secrétaire Young-jak refuse. Quelques images plus tard, la valise passe entre les mains d’un juge qui ne manque pas d’assurer qu’il accepte à titre exceptionnel. Sourire du vieux monsieur... Au fil de ce long métrage d’une très grande beauté, Im Sang-soo nous invite dans l’intimité de la famille Baek, représentative de ces grandes fortunes dynastiques qui dirigent les empires industriels sud-coréens, les chaebols. Des familles capables du plus haut raffinement — peintures et sculptures d’exception (Erro, Arman...), musique classique occidentale (ah, la sonate de Schubert quand le mari, « qui n’est pas de notre milieu », se suicide !), grands vins... Des familles également capables des comportements les plus méprisants vis-à-vis de tout ce qui est extérieur à leur caste. Des aristocrates de l’industrie qui aiment faire plier les récalcitrants (le jeune secrétaire amoureux de la fille devra coucher avec la mère qui détient le pouvoir, la bonne sera tuée, le juge acheté, l’investisseur étranger cadenassé...). Si l’on en croit la chronique médiatique de la famille Lee, qui détient l’empire Samsung, le réalisateur pourrait passer pour un documentariste.
« Samsung est le plus connu, précise Im Sang-soo, mais tous les chaebols ont ce type de comportement. J’ai rassemblé des événements véridiques ; ils se sont réellement déroulés, dans des groupes différents. C’est un film de fiction, mais il est très proche de la réalité : ce mépris des autres, cette corruption, cette arrogance, ces querelles au sein même des familles ne sont pas inventés. Je ne peux affirmer que, dans tel ou tel groupe, les dirigeants ont commandité des assassinats — mais plusieurs ont été soupçonnés de meurtre et les enquêtes ne sont jamais allées très loin.
Mon objectif est de faire prendre conscience de la nocivité de ces chaebols. La question ne date pas de ces dernières années. Mais les maux qu’ils ont engendrés se sont élargis, approfondis au cours de la dernière décennie. Ils ont mis la société coréenne en coupe réglée. Elle est à bout de souffle. Tout paraît se développer, mais derrière la façade, les fissures sont énormes : les gens sont comme des esclaves. Et ces conglomérats portent une très lourde responsabilité. Il faut le montrer de façon accessible au public.
Après la démocratisation de la vie politique en 1987, le pouvoir des chaebols s’est renforcé, et a gangrené la société dans sa totalité. Avant la démocratisation, la société coréenne a connu une dictature, le pouvoir était concentré entre les mains d’une seule personne. Une fois la dictature tombée, le pouvoir a été transféré aux chaebols, sans que le poids de ces derniers soit contrebalancé par les médias, les citoyens, la justice... Tout est passé entre leurs mains. C’est extrêmement dangereux. Le pouvoir politique, lui, est toujours clairement identifié ; il peut être attaqué, être détruit comme on l’a fait pour la dictature. Nous avons obtenu la démocratie par le sang, par les sacrifices. Le pouvoir des chaebols est plus caché, quasiment invisible. On ne semble pas pouvoir l’atteindre alors qu’ils sont de plus en plus puissants.
En Europe, vous avez quand même trouvé des moyens de contrôle des multinationales — même si ces derniers sont en reculs ; vous avez construit un système de protection sociale. Ici il n’y a rien de tout cela.
Le film ne fut pas vraiment un succès au box-office, explique-t-il avec une pointe d’ironie. Il y a eu un black-out de la presse et des grandes salles de cinéma — toutes deux liées aux chaebols.
Le plus décevant n’a pas été ce résultat modeste, mais le fait que le film n’a pas été bien accueilli par la gauche. J’ai réalisé ce film en 2012 car j’avais en vue l’élection présidentielle, je le voyais comme une contribution au changement. Mais la gauche ne veut pas s’attaquer à ces questions. Dans la péninsule coréenne, il existe deux dynasties : les Kim en Corée du Nord, les Lee (propriétaires de Samsung ) en Corée du Sud. Comment les Sud-Coréens peuvent-ils accepter une telle “dictature” ? Mon film cherche à leur ouvrir les yeux. »
L’engagement d’un artiste
Im Sang-soo ne conçoit pas son travail artistique en dehors des grandes questions politiques.
« Certains préconisent l’art pour l’art. C’est tout à fait respectable. Personnellement, je ne peux imaginer faire un film hors-sol, ignorant complètement l’état de la société. La plupart des Coréens n’aiment guère cette façon de réaliser des films. Ils préfèrent les grandes productions. Mais il faut continuer, résister. Il faut être exigeant comme artiste et comme citoyen, il faut soigner l’esthétique et le contenu. Sans concession.
L’histoire de la Corée est marquée par un siècle de colonisation (par le Japon) puis la guerre [1950-1953] qui a conduit au partage de la péninsule. Le traumatisme demeure ancré dans les têtes. Le pays ne s’est pas encore libéré de cette période. Dans The Housemaid [son film précédent, en 2010], la servante soumise représente la population coréenne — elle se laisse humilier… jusqu’au suicide. Avec Park Geung-hye, les Coréens ont porté à la présidence de la République la fille du dictateur Park Chung-hee [de 1963 à octobre 1979]. En fait, aux élections de décembre, les vieilles générations ont massivement voté pour elle. Les jeunes ont grandi plus librement… »
L’espoir dans la révolte des jeunes
Le réalisateur n’est guère optimiste sur l’évolution de la société sud-coréenne. Seuls les jeunes, à ses yeux, peuvent secouer et même faire sauter la chape de plomb qui s’est abattue depuis plus d’une décennie.
« Evidemment, à l’heure actuelle, ils sont influencés par “le monstre” qu’est le capitalisme ; ils sont particulièrement sensibles à l’idéologie du consumérisme. Mais une partie des jeunes n’a pas accès à cette consommation, ils sont hors du système. Ils vivent dans des conditions misérables.
Pour tous, l’idéologie de la concurrence et de la culpabilité domine. On leur dit en permanence “si tu ne travailles pas, tu ne pourras entrer dans une bonne université ; si tu n’es pas dans une bonne université, tu n’auras pas un bon job, si tu n’as pas un bon job, tu ne pourras pas acheter une maison.... ”. On contrôle le peuple par la peur. »
Dans mon prochain film, je veux donner de l’espoir aux nouvelles générations... Il portera sur ces jeunes complètement coincés et qui vont finir par se révolter et tout faire sauter.
Mais après L’Ivresse de l’argent et The President’s Last Bang (2005, sur l’assassinat du dictateur), Im sang-soo a de plus en plus de mal à rassembler des capitaux pour se lancer dans cette nouvelle aventure.