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Syrie, les atouts fragiles du régime

par Alain Gresh, 1er juillet 2013

Le dernier rapport que vient de publier l’International Crisis Group sur la situation en Syrie et les risques de métastases du conflit (« Syria’s Metastasising Conflicts », 27 juin) est la tentative la plus réussie de mettre à plat la situation dans ce pays, les forces en présence et les risques d’extension de la guerre.

Il ne s’agit pas ici de résumer le texte, qui mérite une lecture détaillée — en particulier de la part ceux qui écrivent sur la Syrie et de ceux qui prennent les décisions sur ce conflit —, mais d’en extraire quelques passages, notamment ceux qui concernent la résilience du régime.

On pourra aussi lire mon article sur la Syrie dans Le Monde diplomatique de juillet (en kiosques), « De l’impasse syrienne à la guerre régionale » ».

Le rapport examine d’abord la situation sur le terrain, très différente d’une région à l’autre. Ainsi, le Nord, transformé en une sorte de Far West sans autorité centralisée ou unifiée, où l’activité des jihadistes arabes est importante ; le Sud où leur influence est bien plus faible et où l’opposition a tenté ces derniers mois de mener une offensive en s’appuyant sur des bases arrière en Jordanie. Le texte évoque aussi les régions où, du fait d’un accord tacite entre les parties, la situation reste — relativement — calme, mais aussi fragile, susceptible de dégénérer à tout moment.

Les deux camps se sont consolidés ces derniers mois et se sont adaptés aux circonstances mouvantes. Une sorte d’équilibre des forces s’est établi dont il est peu probable que l’on sorte rapidement :

« La guerre a été analysée à travers différentes grilles qui se sont révélées erronées ou inappropriées. Pour commencer, nous ne sommes pas dans un jeu à somme nulle dans lequel les gains d’un côté se traduisent automatiquement par les pertes de l’autre. Un camp peut gagner sur tel front et perdre sur tel autre. La théorie du point de basculement, selon laquelle une fois que l’opposition aurait atteint une masse critique (en prenant Alep ; en entrant à Damas, en ralliant la classe des hommes d’affaires, entre autres scénarios) elle serait capable de renverser le régime, n’est pas plus applicable que celle qui voudrait que, à un certain stade, sous le poids d’une pression croissante, la structure du pouvoir va se retourner contre lui-même, entraînant un coup d’Etat ou la défection de personnalités alaouites importantes. »

Et le régime a retrouvé une certaine assurance ces derniers mois :

« L’assurance du régime n’est pas totalement hors de propos. Même s’il y a eu des défections, pratiquement aucune n’a touché le noyau dur pour qui le choix semble être encore : “tuer ou être tué” ; le nombre de transfuges d’autres éléments liés au régime semble avoir diminué de façon constante, alors que les indécis adoptent une stratégie d’attente. Pas une seule institution de l’Etat, pourtant fragile et dysfonctionnel, ne s’est effondrée, la plus importante étant l’armée. L’économie a été endommagée à un point tel que le régime ne peut plus espérer la remettre sur pied, mais il n’y a aucun signe d’insolvabilité : la monnaie nationale ne s’est pas entièrement effondrée, et les autorités peuvent encore distribuer des salaires aux fonctionnaires et financer l’appareil militaro-sécuritaire. »

Le régime a réussi aussi à lier son avenir à celui de larges couches de la population :

« Un obstacle majeur à un règlement négocié, c’est précisément que le régime apparaît comme un tout indissociable, dont les éléments “acceptables” ne peuvent pas être dissociés de ceux qui le sont le moins. Les partisans d’Assad, qui sont souvent en privé parmi ses détracteurs les plus sévères, restent persuadés que ce qui reste de l’Etat s’effondrerait si Bachar devait démissionner. En cela, le récit des loyalistes est marqué par un paradoxe : alors même qu’ils prétendent soutenir l’Etat plutôt que le régime, ils reconnaissent que la survie de l’Etat n’est pas possible sans le régime ; les institutions dites nationales auxquelles ils font allégeance dépendent d’un seul individu. »

Le régime a aussi essayé, ces derniers mois, d’aider les réfugiés – soit directement, soit en acheminant une partie de l’aide internationale ; de continuer à payer les retraites et les salaires ; d’assurer certains services (lire p. 30 du rapport).

Mais cette consolidation ne saurait faire illusion. L’appel aux combattants étrangers (qu’ils soient irakiens ou libanais) mine le discours officiel sur les capacités de l’Etat à assumer ses fonctions :

« Malgré cette consolidation, le régime a été incapable d’obtenir un avantage décisif car il est confronté à une dynamique de l’opposition qui reflète largement la sienne. Il y a des différences, bien sûr. Ses ennemis sont plus divers et profondément divisés, leurs structures improvisées et mouvantes et leurs alliés étrangers moins cohérents et coordonnés. Pourtant, et de manière similaire à celle du régime, l’opposition a acquis une masse critique de soutien qui apparaît hautement solide et au moins partiellement à l’abri des hauts et des bas de son action. En deux ans d’une lutte dévastatrice, le régime a été incapable de remporter des victoires décisives ou de renverser le cours des choses. Et l’opposition a peu de difficulté à recruter de nouveaux combattants ou à conserver un soutien international (moins important et moins cohérent toutefois que celui qu’obtient le régime). »

Alors que le régime refuse toute solution négociée qui signifierait l’abandon de pans importants de son pouvoir, notamment sur les services de sécurité et l’appareil répressif, il est clair que :

« Ni l’opposition ni le régime ne peuvent l’emporter militairement, si par “l’emporter” on entend une victoire décisive qui mène soit à un retour au statu quo ante (maintien du régime) ou à une page totalement nouvelle. Le régime ne pourrait être vaincu que par une intervention militaire massive étrangère — bien au-delà de ce que prévoient certains des scénarios les plus interventionnistes envisagés à Washington (une zone d’exclusion aérienne ou des frappes destinées à paralyser les capacités aériennes du régime). Même une “défaite” du régime n’offre aucune garantie de mettre fin à une guerre qui a métastasé, attiré un large éventail d’acteurs étrangers et pris une teinte sectaire pernicieuse. Il est très possible, et même probable, que les éléments loyalistes organisés en différents groupes armés continueraient à se battre. Compte tenu des dynamiques externes, l’Iran, le Hezbollah, l’Irak et peut-être la Russie chercheraient à répondre à toute escalade occidentale ou arabe ; en cas d’échec, ils alimenteraient une insurrection pour que la transition soit la plus violente et la plus chaotique possible. »

« La façon plus facile d’aboutir à la désescalade de la guerre et de mettre fin à ses formes les plus vicieuses de violence serait sans doute de se plier à une victoire de facto du régime — en d’autres termes, de négocier les conditions du maintien d’Assad au pouvoir. Pour les Arabes du Golfe et l’Occident, cela signifierait la fermeture du robinet de l’aide militaire à l’opposition. Ici aussi, et mises de côté les considérations morales et politiques, il n’y aurait aucune garantie de mettre fin à la tragédie. Beaucoup de Syriens sont peu susceptibles de céder après tout ce qu’ils ont enduré, et le régime, selon toute probabilité manquerait de volonté, de capacité ou de ressources pour engager des réformes, et organiser la réconciliation et la reconstruction. Dans le scénario du pire — pas du tout irréaliste —, il chercherait même à se venger. » (…)

« Avec le régime et ses partenaires enhardis par une série de victoires, un [réajustement vers une solution négociée] semble fantaisiste. Demander une plus grande implication militaire de l’Occident résulte d’une volonté de rééquilibrer la situation sur le terrain. Mais même en supposant qu’une action plus énergique de l’Occident pourrait amener la Russie à modifier sa position, une telle intervention serait dénuée de sens, ou pire, si elle n’était pas liée à une stratégie politique qui envisage une solution réaliste. Sinon, cette intervention ne ferait que continuer à alimenter un élargissement de la guerre. Si les appels tant répétés à “une solution politique” doivent être plus que de la rhétorique, il faut alors discuter des objectifs de celle-ci. Plutôt que de se concentrer sur le sort d’Assad — qui finira par être abordé — il serait plus utile de commencer par définir la fin de partie : comment reconstruire un Etat souverain et construire un nouveau système politique. »

Et le rapport se conclue sur quelques suggestions en ce sens, notamment la nécessité de préserver l’armée et de démanteler — avant de reconstruire — les services de sécurité.

Alain Gresh

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