Le rejet des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy a déclenché une réaction de mauvaise humeur compréhensible chez le candidat vaincu, ses fidèles et beaucoup de sympathisants UMP. La rhétorique du complot a évidemment fleuri en ces temps de montée de paranoïa collective. Il est vrai que la multiplication des affaires, la plupart mettant plus ou moins directement en cause l’ancien président de la République, est si impressionnante qu’elle ne peut être mise au compte du simple hasard (lire « Le fiasco légal du financement politique »). Il reste donc deux explications possibles : ou bien Nicolas Sarkozy et les siens sont victimes d’un acharnement judiciaire ou bien ils ont manifesté un grand mépris pour la légalité.
Deux hypothèses
Les clivages partisans se greffent aisément sur cette alternative. L’interrogation ne devrait pourtant pas être partisane mais simplement rationnelle. Il existe bien sûr un intérêt manifeste pour le camp de Nicolas Sarkozy à soutenir la thèse du complot en s’appuyant sur l’accumulation des scandales. Et il y a quelque chose d’invraisemblable dans ces mises en accusation tous azimuts : de magistrats de gauche (quand on sait le groupe social plutôt conservateur), de journalistes de gauche (quand on sait la presse plutôt de droite par la propriété), ou de pouvoir socialiste dictatorial (quand d’autres l’accusent de mollesse ou de « manque de courage »). Plus grave est d’ignorer les règles de droit qui s’appliquent dans ces affaires judiciaires, ou de mettre en doute le professionnalisme des magistrats. On n’a pas besoin ici de se lancer dans une longue critique de la vision conspirative pour l’infirmer. Ce qu’on ne sait pas, c’est simplement jusqu’où les dirigeants croient ou ne croient pas ce qu’ils disent. Font-ils cyniquement de la politique pour se défendre et défendre leur parti ou parce qu’il leur faut se montrer solidaires ? Participent-ils à ce style paranoïaque qui contamine de plus en plus les troupes de droite ? Si c’est le cas, ils jouent avec le feu. Mais c’est un autre sujet.
Lire Richard Hofstadter, « Le style paranoïaque en politique » dans Le Monde diplomatique de septembre 2012
Quant à l’autre thèse, celle d’une criminalisation du monde politique, elle s’appuie sur la prolifération des affaires, oubliant parfois que la question s’est déjà posée dans les années 1990. Elle tend communément à diaboliser Nicolas Sarkozy et les siens, accordant sans doute trop d’importance à l’individu, comme on a souvent reproché d’accorder trop d’importance aux chefs et pas assez aux forces collectives. Si l’on en revient aux faits, le problème soulevé paraît autrement plus sérieux et grave qu’un complot ou que la faute d’un groupe et de son chef. Bien sûr, les faits incriminés existent à un certain degré et marquent a minima un faible souci de la légalité. Il faut donc en revenir à la politique comme activité de direction de la société avant de considérer tel ou tel homme, tel ou tel camp.
Les règles du jeu politique
Le livre de l’anthropologue Frederik G. Bailey, Les règles du jeu politique, commençe par une anecdote édifiante et dérangeante. Spectateur par hasard des transmissions télévisées des séances de la commission Vallachi, cet homme de la Cosa Nostra qui témoignait devant une commission sénatoriale américaine en 1962, il s’étonnait d’une impression de déjà-vu. Lors de son audition, le mafieux décrivait en effet des relations criminelles pour le contrôle des territoires familières à l’anthropologue. Lui les avait rencontrées dans des tribus d’Asie centrale et dans les systèmes les plus divers. Elles lui faisaient penser « aux villages des Indes où [il] avait vécu, aux descriptions faites par [ses] collègues de la vie campagnarde en Angleterre et en Amérique, à Harold Nicholson menant une campagne électorale dans l’Angleterre d’avant-guerre, aux manœuvres d’Asquith et de Lloyd George pendant l’automne 1916, au général de Gaulle et aux colons d’Algérie et — constamment — à ce qui se passe autour de [lui] à l’Université (1) ». Découvrant ce qu’il est convenu d’appeler des affinités structurales, Bailey ne soutenait pas que la politique fût une activité criminelle. Cependant, il ne pouvait pas être dupe de l’audace de sa comparaison et ignorer la proximité substantielle qu’il suggérait : l’usage de la violence, le contrôle des territoires et des hommes. En somme, il en faut toujours peu à la politique pour qu’elle se criminalise. Le financement politique est le terrain par excellence ou la tentation et la dérive sont les plus grandes. Il n’y a qu’à constater la facilité avec laquelle les financements illicites sont devenus la règle pragmatique du financement partisan. Des gens parfaitement honnêtes par ailleurs ont pu manipuler des valises de billets de banque sans le moindre scrupule : « cela se faisait ainsi ».
Par ailleurs, la politique, comme toute activité stratégique, implique un réalisme cynique et un usage instrumental du droit qui ne sacralise pas la règle normative mais la considère en fonction de son utilité pratique. On gagne ou on perd, et le moyen importe peu, ou seulement secondairement : de toute façon, les autres font pareil. Les justifications font penser à la défense du dopage dans le sport : « on ne peut gagner le Tour sans se doper ». Enfin, la conquête du pouvoir suppose une supériorité qui affranchit des règles communes. Il n’y aurait cependant rien d’irrémédiable puisque ces propensions augmentent ou diminuent selon les temps. C’est le travail des sciences sociales que d’essayer d’examiner les raisons de ces fluctuations. Peut-on trouver des raisons à la criminalisation de la politique ? La réponse est clairement affirmative : l’affaiblissement des convictions idéologiques, la professionnalisation, la généralisation du marketing et donc de ses principes manipulatoires. Si un cynisme ordinaire est sans doute solidaire de l’action politique, il semble l’avoir totalement l’envahit.
Et si...
Après le rejet des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy, l’indignation a été si forte qu’elle a suscité une mise au point du président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) pour signaler que le dépassement financier n’était qu’une des causes du rejet (Libération, 5 juillet 2013) : à celui-ci — déjà réévalué par rapport à ce qu’en disaient les défenseurs de Nicolas Sarkozy (1,7 million d’euros soit plus de 8 %) —, s’ajoutait un défaut de sincérité (avec la dissimulation de certains dépenses) et un défaut de coopération (par le refus de transmettre les dépenses de l’Elysée). Certaines dépenses ont donc été dissimulées, et des pièces sont aujourd’hui introuvables, comme les factures des sondages pour les années 2011 et 2012. Nul ne doute que la broyeuse à papier ait bien fonctionné : le cas échéant, il faudrait donc ajouter à cette liste le délit de destruction de documents administratifs. Difficile à prouver, certes.
Quand un tricheur est pris en faute, on s’étonne toujours de sa naïveté ou de sa maladresse. Dans les protestations contre le rejet des comptes de Nicolas Sarkozy, un argument a ainsi été utilisé avec quelque gêne : s’il avait gagné l’élection, il en serait allé autrement ! En 1995, le président du Conseil constitutionnel, Roland Dumas, avait pourtant validé les comptes de campagne d’un précédent candidat battu, Edouard Balladur : le Conseil ne pouvait aller contre l’expression de millions d’électeurs, arguait-il ! On ne peut s’empêcher de ressentir quelque gêne face à qui fait si peu de cas de l’Etat de droit avec autant de réalisme. Si seulement Nicolas Sarkozy avait gagné... Mais alors, pourquoi s’encombrer d’institutions de contrôle légal ? On se souvient de la façon dont les affaires menaçant Jacques Chirac en 2002 avaient été closes avec — ou par — sa réélection. Un président est intouchable et il faut attendre sa mort ou sa diminution physique pour le condamner. Cela semble aussi valoir pour un Premier ministre. Et au-delà ? La justice a des lenteurs opportunes sans qu’on puisse la suspecter de calcul et encore moins de complot. Lente par principe, elle doit composer avec les avocats professionnels du ralentissement.
Si Nicolas Sarkozy avait été réélu, il n’y aurait vraisemblablement pas eu de poursuites judiciaires. Plus d’affaire Bettencourt, ni d’affaire des sondages de l’Elysée, pas d’affaire Tapie et... pas de rejet des comptes de campagne. N’est-ce pas un encouragement à justifier les moyens, tous les moyens, par la fin ? Il est intéressant à cet égard de savoir que Nicolas Sarkozy avait été prévenu par la CNCCFP des risques encourus dès décembre 2011, soit plusieurs mois avant la déclaration de candidature. Autrement dit, ces avertissements étaient restés lettre morte. On ne fera pas au candidat l’injure de conclure à sa légèreté. La conquête du trophée suprême en vaut bien la chandelle. Il faut simplement ne pas se tromper, quand gagner est synonyme d’impunité. Un sentiment généré par l’exercice du pouvoir mais aussi bien le résultat d’un calcul. Voila donc le type de jeu dans lequel peuvent s’engager les politiques : le tout pour le tout, ou la définition du « gros jeu ». En d’autres temps, la nécessité de gagner provoquait les coups d’Etat. Ainsi Karl Marx expliquait-il le coup d’Etat de Louis Bonaparte, son « vol de l’aigle » ironisait-il, par la nécessité d’échapper à ses dettes.
Aujourd’hui, il faut assurément se réjouir devant la sanction de la compétition politique, et le fonctionnement régulier de la justice. Il faut pourtant s’inquiéter que ce fonctionnement soit si dépendant de l’issue des luttes politiques. Si cette justice indépendante que chacun célèbre, souvent avec une énorme et évidente mauvaise foi, est si peu réelle pour ceux qui sont au sommet de l’Etat, c’est justement parce qu’elle est conditionnelle et que les infractions se nourrissent de l’incertitude de la sanction judiciaire. Les règles du jeu ne sont pas encore satisfaisantes.