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Retraite aux flambeaux

par Cédric Lagandré, 30 juillet 2013

«La vie, c’est de brûler des questions »
Antonin Artaud

La Bulgarie, Etat misérable et corrompu aux portes de l’Europe, est frappée ces derniers mois par une inquiétante épidémie : des hommes, un peu partout, s’immolent, c’est-à-dire s’aspergent d’essence et meurent de consomption dans des souffrances que nul ne peut concevoir. On s’était accoutumé à ce que certains moines tibétains s’adonnent à ces pratiques atroces, mais le Tibet est une contrée fort lointaine et ses habitants sont bizarrement vêtus. Un vendeur ambulant s’est également fait flamber en Tunisie avant d’incendier par ricochet le monde arabe tout entier, mais les Arabes, c’est bien connu, sont prompts à s’enflammer. La Bulgarie, là c’est du sérieux, on se rapproche. Et il s’en est fallu d’un cheveu récemment qu’un Français pur sang s’immole devant Pôle emploi (1).

S’immoler par le feu — mesure-t-on bien l’horreur ? Peut-on faire pire usage de sa liberté ? Face aux réactions convenues des autorités — les suicidés auraient été guidés par des « raisons personnelles » —, on est en droit de rester perplexe. Pourquoi en ce cas s’infliger une mort à la fois publique et follement douloureuse ? S’immoler, c’est faire de sa mort un événement théâtral, c’est viser ce qu’il y a précisément de non-personnel, et donc de politique, dans ses motivations morbides. C’est faire porter au monde humain la responsabilité de sa détresse.

L’immolation n’est pas seulement politique : elle est « esthétique », au sens premier du terme : non pas qu’elle soit « jolie », on s’en doute, mais elle rend tangible le désespoir, impérieuse l’accusation, elle est pour ses témoins l’appréhension sensible d’un sens, d’une pensée, elle est, poussée à sa limite dernière, l’exposition de sa fragilité d’homme et du mystère de l’incarnation ; « performance », si l’on veut, mais d’un sérieux pétrifiant : c’est par le maximum de la souffrance, au paroxysme brûlant de la vulnérabilité, que le geste suicidaire fait sens.

Qui sont ces hommes que je pourrais être ? Des petites gens, à qui subitement échoit le courage d’Hercule. Mohammed Bouazizi, modeste vendeur ambulant, Ventsislav Vassilev, simple chômeur, se plaignaient comme vous et moi de leurs petits bobos, de choses plus futiles encore, et, très certainement, ils craignaient par-dessus tout la mort ; malgré cela, au lieu de chercher un coin caché pour supprimer en douceur leur existence minable, ils se sont publiquement administré les pires souffrances qu’un homme puisse endurer. De leur chair grillée ils ont fait un discours : Regarde-moi tel que je suis, vieux fétu de paille, regarde le réel, regarde la souffrance, regarde l’homme. Regarde le corps de l’Europe, regarde l’Europe des corps qu’étranglent sans pitié les chiffres. L’immolation proteste contre la statistique, l’homme qui s’immole refuse d’être un « cas », son geste est un geste d’exception, libre absolument, qu’aucune loi ne peut prendre à son compte. Bien fou le sociologue qui chercherait une constance du nombre d’immolations parmi la multiplicité, globalement prévisible, des cas de suicide. Tu ne feras pas de ma mort un « cas » de mort parmi d’autres, proclame la torche humaine, ma mort sera, plus qu’aucune possession terrestre, ma mort. C’est elle dans son unicité qui flamboie, qui éclaire vos visages, et qui au lieu de la tranquille constance statistique des morts vous marque au fer indélébile de l’effroi.

Mais malgré l’infinie compassion que nous devons à l’humanité blessée, le geste de Ventsislav (Bulgare ?) nous reste obscur, comme celui de Mohammed, comme celui des Bulgares ou des Tibétains. Comment peut-on faire ça ? Tout de même, faut-il être allumé pour en arriver là ! Car c’est au-delà du désespoir que l’acte fait sens : il est le témoignage d’une foi d’airain dans le monde des hommes, dans sa mémoire, dans son intelligence, dans sa justice. Ce n’est certainement pas pour rien qu’on endure pareil supplice. On doit avoir l’espoir que les choses changent pour ceux qui restent.

C’est en tout cas un symptôme effrayant de l’état du politique que celui-ci ne trouve à s’exprimer que dans la violence brute du suicide, qu’il s’agisse de celui des salariés de France Télécom ou plus récemment des Bulgares. L’étape suivante, aucun doute là-dessus, sera le meurtre de masse, comme on le voit déjà aux Etats-Unis qui, en cette matière comme en beaucoup d’autres, sont des précurseurs.

L’homme ne parle plus le politique : il le crie. Il y met le feu. Il n’en reste pas moins humain. Comment nomme-t-on le cri du cheval ? Le hennissement. Celui du mouton ? Le bêlement. Du chien ? l’aboiement. Il n’y a en somme que l’homme qui crie. Avant d’être un animal parlant, l’homme est un animal criant, et c’est dans son cri, celui de la naissance comme celui de la mort, que vient à l’expression, toute nue, l’épreuve brûlante d’être un homme.

Cédric Lagandré

(1NDLR : voir le commentaire de Météor.

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