Depuis septembre 2012, le musée du Louvre a étendu sa section intitulée « Les arts de l’Islam », qui date, à l’origine, du XIXe siècle. Cette dernière extension a été financée, au moins en partie, par la fondation Alwaleed Bin Talal, du nom du prince et homme d’affaires saoudien du même nom. L’extension offre un trésor d’objets d’art, d’outils divers, y compris à usage scientifique, mais aussi des présentations, notamment sonores, d’œuvres littéraires.
L’origine de ces objets est très variée, du Maghreb ou de l’Espagne jusqu’à l’Inde en passant par la Turquie et l’Iran. Pour quiconque s’intéresse à l’art et la culture de cette immense aire géographique, l’ensemble de ces objets constitue un trésor de connaissance. Le musée fait le choix de présenter cette diversité de provenances sous le signe de l’islam. Effectivement, l’islam représente un point commun à tous ces pays, pendant au moins une certaine partie de leurs histoires respectives. Mais pourquoi ce choix ? Pourquoi ne pas proposer ces objets en fonction des aires géographiques et des pays d’origine auxquels ils appartiennent ? Pourquoi représenter une civilisation, quelle qu’elle soit, sous le nom de la religion prédominante ? Pourquoi représenter une diversité de civilisations si anciennes, comme celle de l’Inde, même pour une partie de leur histoire, sous la coupe d’une religion ?
Voilà quelques questions qui se posent lorsqu’on s’intéresse aux pays à forte population de confession musulmane, souvent avec un regard marqué par la confusion. Ce sont des questions sur notre connaissance de ces parties du monde, des questions bien actuelles. La représentation que fait le Louvre de l’histoire met en évidence la vision que nous pourrions avoir de l’islam, celle que des musulmans pourraient avoir de leur propre religion et, enfin, les manipulations qui en sont faites par certains musulmans, en résumant toute l’identité des peuples concernés à l’islam — le leur, bien sûr.
L’influence de l’islam sur l’art dans les pays à majorité musulmane, par exemple en matière d’architecture, est incontestable, au même titre que celle du christianisme en Europe sur la peinture. Mais parle-t-on pour autant des « arts du christianisme » ? Pourquoi parler dans les publications du Louvre de « l’objet islamique », en traitant des objets exposés ? Est-ce qu’un astrolabe peut être considéré comme un « objet islamique », comme c’est le cas au Louvre ? Que dirait-on si, en 2013, au Caire ou à Istanbul, on présentait les œuvres de Léonard de Vinci, de Victor Hugo, d’Isaac Newton ou de William Shakespeare comme les « arts du christianisme » ou du « judéo-christianisme », ou une porcelaine de Sèvres comme un « objet chrétien » ?
Par ailleurs, la conception de l’exposition est sans fondements sur le plan de l’histoire politique des régions concernées. En résumé, sauf pour le cas particulier de l’Espagne, à partir de l’époque où l’islam est arrivé dans ces pays, tous les objets qui en sont originaires sont qualifiés d’« arts de l’Islam », et ce, jusqu’à des époques assez récentes. C’est le cas d’un nombre très important d’objets, par exemple ceux datant du XVIIe siècle en Iran, alors qu’à cette époque, sous les Safavides, rien ne liait politiquement l’Iran à d’autres pays musulmans — ce qui aurait pu être vrai au IXe siècle, lorsque le califat des Abbassides régnait sur l’Iran et d’autres pays convertis à l’islam. Autrement dit, avec cette vision du monde, on se situe dans une appropriation totale de l’histoire de tous les pays en question, avec tout leur patrimoine culturel, sans limites dans le temps, à partir de l’arrivée de l’islam sur leur terre. Ainsi, le Louvre pourrait présenter, dans quelques années, les œuvres du cinéaste égyptien Youssef Chahine ou de l’Iranien Abbas Kiarostami comme relevant des « arts de l’Islam ».
Les exemples suivants permettraient d’illustrer davantage les confusions, et parfois les manipulations. Avant l’arrivée de l’islam en Perse, peu après sa naissance au VIIe siècle, il y avait sur l’immense territoire perse des arts, des langues et des religions, par exemple le zoroastrisme, dont l’influence est tout simplement effacée à partir du moment où l’on vient apposer sur tout ce que l’on voit un qualificatif aussi caricatural que celui d’« arts de l’Islam ».
Là où l’on est au-delà du bon sens même, c’est lorsqu’on voit au Louvre des objets façonnés en Iran au VIIe siècle qualifiés déjà d’objets islamiques. De même, l’architecture en Iran avant l’islam était raffinée, comme en Espagne ou en Inde, et ces différentes architectures, à différentes époques, ont été influencées par les religions ; mais les mosquées en Iran, en Inde ou en Espagne n’ont pas été construites à l’identique, car, à chaque fois, l’islam a rencontré une culture et un patrimoine différents.
Enfin, on ne peut qu’être particulièrement frappé par la présentation du Shâh Nâmeh de Ferdowsi, l’œuvre épique du poète iranien, de la région Khorassân, qui, au Xe siècle, a recréé des histoires mythologiques ayant leur source dans l’époque anté-islamique de l’Iran. Le contexte de la création du Shâh Nâmeh, sous les Ghaznavides, est celui de la confrontation de la langue persane avec la langue arabe qui s’impose depuis l’arrivée de l’islam sur le territoire perse. Comme le prédisait avec assurance Ferdowsi lui-même, sa « parole » (soxan) a contribué à la continuité d’une langue. C’est ainsi d’ailleurs que les persanophones la considèrent plus de mille ans après. Qualifier l’œuvre de Ferdowsi d’« art de l’Islam » est tout simplement dénué de sens.
Est-ce que, depuis le XIXe siècle, le regard que le musée porte et permet de porter sur les civilisations influencées par l’islam a évolué ? D’où vient cette conception de l’islam qui consiste à superposer la religion et l’Etat, la religion et la culture, et à présenter la religion comme l’identifiant premier ? Qu’apporte-t-on aux personnes désireuses de mieux connaître les pays concernés, ou de connaître tout fait de civilisation relevant de ces immenses territoires, si ce n’est de la confusion, celle entre une religion et des cultures diverses ?
Cela est assez révélateur de deux choses. La première est le rapport complexe de l’Occident avec l’islam, et en particulier celui qu’entretient la France avec cette religion ; la seconde, d’une tout autre dimension, est le rapport intrinsèque qu’entretiennent des musulmans de différents pays avec leur religion. La France cherche-t-elle à rattraper quelque chose par rapport à sa propre histoire, notamment concernant ses liens avec les pays du Maghreb et les pays arabes de manière générale, ou encore ses rapports avec ses propres musulmans, en montrant une espèce de reconnaissance à l’égard de l’islam ? Le Louvre, symbole de la France, cherche-t-il à faire plaisir aux musulmans en présentant de la sorte un mélange de choses précieuses dont la genèse ne saurait pourtant être reliée à une religion ?
La tendance qui consiste à faire confondre une identité culturelle avec une identité religieuse, alors que la première est bien plus complexe que la seconde, est une tendance dangereuse qui rappelle les mouvements fanatiques récents. La République islamique d’Iran, par exemple, parle d’« Iran islamique », reniant implicitement l’histoire du pays, celle d’avant l’islam, et balayant d’un revers de la main la diversité de sa population et ses minorités.
Au cours des dernières décennies, des pays comme l’Arabie saoudite, en reniant toutes les identités culturelles au nom de la soi-disant religion commune, ont été à l’origine, d’une manière ou d’une autre, de tentatives d’exportation de leur vision du monde par des mouvements fanatiques.
Le musulman d’Iran, celui du Liban, du Maroc ou de l’Indonésie n’ont pas les mêmes patrimoines et identités culturelles, et guère les mêmes perceptions de l’islam. Malgré les traits communs, il y a des choses plus anciennes, dans la nature humaine comme dans l’histoire de toute civilisation, qui sont bien antérieures aux religions. Cela relève tout simplement de la géographie, des modes de vie, de l’histoire, de ce que l’on appellera la culture, dont la diversité est souvent à l’image de celle des langues humaines. Vouloir réduire toute cette complexité anthropologique pour faire accepter que la religion puisse être à l’origine de l’art ne peut relever que d’une vision trop étroite de l’être humain, ou d’une grande supercherie.
La vision proposée par le Louvre correspond à une relecture de l’histoire dans la négation de celle des pays et des peuples concernés. Il est sûrement vrai qu’un certain nombre de musulmans voient toute leur culture à travers leur religion ; il en a été de même, à travers l’histoire, pour bon nombre de chrétiens ou de Juifs. En France, on ne mélange pas la religion avec autre chose, en particulier avec la politique. Cela s’appelle la laïcité. Mais on a tendance parfois à concevoir ce mélange pour d’autres pays ! La France ne pourrait-elle pas voir les choses autrement en ce qui concerne les pays à majorité musulmane ?