M. Jean-Yves Le Drian vient de décrocher « son » premier grand contrat d’armement : la fourniture par Astrium (EADS) aux Emirats arabes unis de deux satellites militaires d’observation, avec transfert de savoir-faire, partage de données, etc. Pour les Emirats, qui font face à l’Iran de l’autre côté du détroit d’Ormuz, c’est un moyen de se prémunir, et de damer le pion au « grand frère » saoudien. Pour la France, ces 800 millions d’euros doperont les ventes d’armement de 2013… à défaut de grossir celles de 2012 — les plus faibles depuis 2006, comme l’indique le Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France en 2012, qui vient d’être rendu public.
Ce rapport, toujours très attendu dans le milieu spécialisé, confirme cependant la place de la France parmi les cinq premiers exportateurs mondiaux de matériel de défense, comme s’en réjouit le site du ministère. Il évoque à ce propos « une démarche de transparence prolongée et renforcée », avec « au menu de cette édition rénovée et enrichie : la généralisation de la présentation des données sur une base pluriannuelle, ou encore la création de deux nouvelles annexes avec une synthèse par pays des commandes et livraisons des vingt principaux clients de la France, et un récapitulatif des autorisations de réexportation délivrées en 2012 ».
A la rentrée, en septembre, M. Jean-Yves Le Drian réunira pour la première fois les membres de la commission des affaires étrangères et de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, ainsi que ceux de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, pour leur présenter personnellement les conclusions de ce rapport.
La parution du précédent rapport remontait à novembre 2012. Comme promis, les services du ministère de la défense ont donc réduit au minimum le délai de publication de ce rapport annuel, ce que reconnaît l’Observatoire des armements qui relève quelques autres avancées, comme l’adjonction d’annexes renforcées, ou le retour de quelques fiches-pays.
Bombe ou torpille ?
Oxfam France, autre ONG suivant de près la question des transferts d’armes, évoque également des progrès sur les délais de production du rapport, ainsi que sur l’organisation d’auditions devant les commissions parlementaires, progrès qu’il juge cependant « formels ». La même organisation pointe en revanche le manque d’informations essentielles pour assurer un véritable contrôle démocratique de ces ventes :
- l’absence de détails sur les utilisateurs finaux des armes livrées : s’agit-il de l’armée nationale ? de la police ? d’un acteur économique ? d’un groupe armé non étatique ?
- le manque de données sur les pays s’étant vus notifier un refus : quel matériel ? à qui ? pour quelle raison ?
- le déficit d’informations à propos des autorisations de réexportation ou encore des matériels effectivement livrés, au-delà des grandes catégories de l’Union européenne.
« Aujourd’hui, estime M. Nicolas Vercken, les informations transmises ne permettent pas de faire la différence entre un pistolet semi automatique ou un viseur ; entre une balle de pistolet et une sous-munition, entre une bombe et une torpille, ou bien entre un avion, un hélicoptère, un drone ou un parachute ! »
Oxfam-France demande donc que le bilan des exportations soit beaucoup plus fourni, et publié plus régulièrement et fréquemment, comme cela se fait par exemple en Grande-Bretagne : « De l’autre côté de la Manche, les parlementaires prennent à cœur leur travail de contrôle et n’hésitent pas à exiger la publication des données réellement pertinentes… Nous aimerions voir autant de zèle de la part des parlementaires français, qu’ils jouent enfin le jeu de la transparence, auditionnent de nombreux acteurs, dont les ONG, et n’hésitent pas à interroger réellement la pratique de transparence du gouvernement en matière d’exportations d’armes », ajoute Nicolas Vercken.
Encore un effort !
« Encore un effort, M. le ministre de la défense ! », recommande M. Patrice Bouveret, pour l’Observatoire des armements, lui suggérant de publier la liste des matériels exportés, et non pas seulement leurs montants financiers. Il s’inquiète par exemple que du matériel de la catégorie 7 — comprenant les agents chimiques et autres agents anti-émeutes — ait été exporté en Algérie, en Arabie saoudite, au Bahreïn, en Chine, en Israël, aux Émirats arabes unis, au Qatar, en Russie, « Etats dont la réputation répressive à l’encontre de leurs propres populations n’est plus à faire ! ». Mais surtout, cette ONG regrette que le gouvernement mette toujours plus en avant l’exportation du matériel de guerre comme « l’élément clef du développement économique et de la sécurité du pays ».
De fait, à l’heure de la réduction des budgets de défense en Europe et aux Etats-Unis, et donc des commandes « indigènes », les grands pays producteurs d’armement mettent tous leurs espoirs dans les exportations. Pour le ministère français de la défense, elles sont « la base fondamentale pour le développement de notre outil de défense et pour l’équipement de nos forces qui assurent en France ou à l’étranger la protection de la nation. Elles participent directement au développement et à la consolidation de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) française en permettant au tissu industriel de poursuivre ses investissements dans l’outil de production et les efforts de recherche et développement ».
Dans la durée
Malgré une baisse des prises de commandes qui s’élèvent à 4,8 milliards en 2012, la France figure encore parmi les cinq premiers exportateurs mondiaux de matériels de défense, derrière les Etats-Unis, la Russie, l’Allemagne mais tout juste devant la Chine, qui fait son entrée dans ce top 5, selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). C’est la première fois depuis 1950 que la Grande-Bretagne, en revanche, ne figure pas parmi les cinq champions du genre.
Ces exportations françaises — les plus faibles depuis 2006 — « doivent s’apprécier dans la durée », plaide le ministère : au-delà d’un socle consolidé de contrats inférieurs à 200 millions d’euros, le poids des contrats majeurs est prépondérant d’une année sur l’autre, y explique-t-on. Et « l’offre française reste très présente et compétitive sur une grande partie des segments de marché de l’industrie d’armement ». Principaux clients des industries françaises, sur la période 2003-2012 : l’Arabie saoudite, suivie de l’Inde, du Brésil, des Emirats, des Etats-Unis, de la Malaisie, et de la Grande-Bretagne.
Pour le délégué général de l’armement, M. Laurent Collet-Billon, cette baisse est due à « une concurrence extrêmement forte » sur le marché des armements, avec le retour des Américains, « extrêmement offensifs du fait de la diminution des commandes » du département de la défense, et à l’émergence de pays qui accèdent à un niveau technologique qui les rend concurrentiels.
Les industriels de l’armement se sont inquiétés de la conclusion, en avril dernier, du traité sur le commerce des armes conventionnelles, qui placerait les producteurs européens — signataires du traité et déjà régis par la « position commune européenne » qui interdit depuis 2008 les exportations dans un pays représentant un « risque manifeste » de violation des droits de l’homme — dans une position d’infériorité par rapport à leurs concurrents. Il est vrai que quelques-uns des principaux producteurs, représentant plus des deux tiers du marché mondial — Etats-Unis, Russie, Inde, Chine — ne souhaitent pas ratifier ce traité, considéré par eux comme une entrave.
La préférence de Barroso
Les Européens jouent, dans ce domaine, une partie difficile. Ils espèrent relancer leur industrie de l’armement — très émiettée et menacée par la baisse des budgets militaires — à l’occasion d’un sommet consacré aux questions de défense, à la fin de cette année. Mais ils sont divisés. Et jusqu’au sommet, comme en témoigne indirectement cette anecdote rapportée par Nicolas Gros-Verheyde, l’animateur du site Bruxelles2, à propos de José-Manuel Barroso : le président de la Commission européenne, dont le mandat vient à échéance, ambitionnerait de devenir… secrétaire général de l’OTAN. En fait, entre l’Europe et les Etats-unis, estime notre confrère, son coeur ne balance pas vraiment.
« Je lui ai demandé : s’il avait à choisir entre acheter un C130 (américain) ou un A400M (européen), quel choix ferait-il ? José-Manuel Barroso s’est bien gardé de donner une réponse… se bornant à dire qu’il n’était “pas question que la Commission achète des avions en propre”. Il lui aurait cependant été facile, sans affirmer nettement “oui je prends l’A400M”, de donner quelques caractéristiques intéressantes de l’A400M : un avion européen, gros porteur, fabriqué en commun, de technologie récente, qu’on ne peut comparer à l’autre appareil. Après toutes les déclarations dithyrambiques sur la nécessité de travailler en commun et de renforcer l’industrie comme l’Europe de la défense, c’était on ne peut plus logique, et presque obligatoire.
Apparemment, encore aujourd’hui, 20 ans après que cette question se soit posée à José Manuel Barroso, alors premier ministre portugais, renoncer à acheter américain est toujours aussi difficile (lire « Quand J. M. Barroso lâchait l’Airbus A400M, par amitié… »). Ne pas répondre est déjà répondre. Aujourd’hui, J. M. Barroso non seulement ne renie pas ce choix anti-européen. Mais il le confirme ! Toutes les supputations sont donc possibles… ».