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Rencontre à Séoul avec l’auteur de « Princesse Bari »

Hwang Sok-yong, un romancier hors norme

par Martine Bulard, 19 août 2013

Rarement écrivain aura aussi intimement tricoté combat politique et engagement poétique. A 70 ans, Hwang Sok-yong est l’un des écrivains sud-coréens les plus connus à l’étranger comme dans son pays. Il ne peut faire trois pas dans les rues de Séoul sans qu’on lui demande de poser pour une photo prise avec un portable ou de signer un autographe. Le verbe foisonnant, l’humour débordant, il lève le ton dès qu’un sujet lui tient à cœur — et presque tous les sujets lui tiennent à cœur ! Les relations avec la République populaire démocratique de Corée (RPDC). La situation politique et sociale de son pays. Les conditions de vie des travailleurs — coréens ou migrants.

En témoigne Princesse Bari, roman écrit en 2007 et qui paraît ce 22 août en France sous la traduction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet. Selon la légende coréenne, Bari est la septième fille du roi qui, déçu de n’avoir toujours pas de garçon, l’abandonne avant de tomber malade. C’est pourtant elle qui parcourra le monde à la recherche de l’eau de vie censée sauver son père. Si Hwang Sok-yong déploie avec finesse ce classique coréen empreint de chamanisme, il trempe sa plume dans les réalités d’aujourd’hui — celles de l’immigration, des confrontations culturelles et religieuses, de la misère et de l’exploitation.

Sa princesse Bari est née en RPDC dans une famille plutôt prospère ; comme la plupart des Nord-Coréens, elle va connaître la famine qui sera aussi le temps des soupçons et purges politiques. Bari fuit et se réfugie de l’autre côté du fleuve, en Chine, avec sa grand-mère dont elle a hérité des dons de voyance et des rites chamaniques, souvent en symbiose avec la nature — généreuse mais incapable d’assurer leur survie. Bari doit partir pour la ville.

Trop jeune pour être prostituée comme beaucoup de ses sœurs de malheur, elle devient masseuse avant de se retrouver à Londres, au terme de multiples péripéties. Londres et ses taudis pour immigrés loués à prix d’or. Londres et sa chasse aux sans-papiers. Londres et ses solidarités entre exilés qu’ils soient musulmans du Bangladesh ou du Pakistan, hindouistes d’Inde, bouddhistes ou imprégnés de chamanisme de Corée...

Chez Hwang Sok-yong, l’histoire finit toujours par rencontrer l’Histoire. Quand Bari se marie avec un jeune Pakistanais, le couple est happé par le 11-septembre, la guerre en Afghanistan, Guantanamo et ses prisonniers sans procès. L’auteur réussit le tour de force d’offrir un roman aux multiples rebondissements, avec de magnifiques pauses poétiques tel ce voyage inoubliable de Bari dans le monde des morts après l’accident de sa fille, avec des réflexions philosophiques tout en finesse sur l’harmonie et la pluralité des croyances, des cultures...

Il revendique ces fécondations croisées tout en insistant sur l’ancrage dans les sociétés contemporaines : « Avec Shim Chong, fille vendue [saga éblouissante d’une fille vendue à 15 ans à des trafiquants chinois, prostituée à Taïwan avant de se retrouver geisha dans une maison de plaisir à Okinawa puis au Japon], j’ai montré le sort des pauvres au XIXe siècle. Avec Princesse Bari, j’ai voulu aborder le thème de l’immigration au siècle du néolibéralisme, au XXIe. » Un roman à l’image de cet écrivain hors norme qui se nourrit de sa propre expérience, particulièrement agitée.

Cinq ans de prison pour voyage au Nord

En effet, Hwang Sok-yong est né en 1943 en Mandchourie alors occupée par le Japon, ses parents ayant quitté la Corée. A la Libération, la famille retourne à Pyongyang avant de s’installer à Séoul au moment de la guerre de Corée (1950-1953). Plus tard, il sera enrôlé dans un corps expéditionnaire et envoyé au Vietnam pour le compte des Américains — un aspect de la guerre fort méconnu auquel Hwang Sok-yong donnera toute sa dimension dans L’ombre des armes (1985). A son retour, il sera de tous les combats contre la dictature sous la férule de Park Chung-hee, le père de l’actuelle présidente. Il militera activement contre la division de la péninsule coréenne et pour l’établissement de relations entre le Nord et le Sud.

Quand, en 1989, il se rend à Pyongyang pour représenter les écrivains du Sud au congrès mondial des écrivains, il sait déjà qu’il ne pourra rentrer dans son pays. Il est contraint à l’exil à Berlin (où il assiste à la chute du mur), puis à New York. Après l’effondrement de la dictature et l’élection de Kim Young-sam, il croit pouvoir rentrer, mais il sera « condamné pour atteinte à la sûreté de l’Etat » à sept ans de prison — il en fera cinq. Il lui faudra attendre l’arrivée au pouvoir du démocrate Kim Dae-jung pour être enfin libéré. Inutile de dire que Hwang Sok-yong connaît les drames de l’exil, la misère des prisons, l’horreur des guerres... Celle qui a coupé son pays en deux et fait quatre millions de victimes reste sans aucun doute la plus douloureuse ; une blessure vivante. De l’autre côté du 38e parallèle, vivent des Coréens — comme lui. De Monsieur Han (1970) à L’invité (2001), Hwang n’aura de cesse de faire vivre ces déchirures, ces conflits idéologiques qui détruisent l’amour, l’amitié, les liens sociaux et familiaux— chaque camp étant persuadé de détenir la vérité.

Pour avoir toujours refusé ce manichéisme, Hwang fut souvent accusé d’être « communiste » ou pire encore, « nord-coréen ». « Pendant longtemps, avant la démocratisation, le pouvoir de Séoul inventait des affaires d’espions notamment à l’encontre des intellectuels », rappelle-t-il. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il a été embastillé. Pourtant, ses romans témoignent qu’il a toujours gardé une certaine distance avec Pyongyang, bien qu’à l’origine, le régime présentait une face plus attrayante : il avait réussi la réforme agraire et s’était développé au point que des intellectuels ont rejoint le Nord dans les années 1950, alors que la dictature les écrasait au Sud. Du coup, ajoute Hwang Sok-yong, « il a toujours été difficile pour les intellectuels progressistes de critiquer la Corée du Nord. Après la Libération, s’étaient réfugiés au Sud les collaborateurs avec le Japon ; la dictature régnait, soutenue par les Etats-Unis. Dès que l’on émettait une critique, on nous traitait de « Nord-Coréen »  (...) Pour les intellectuels, c’était une fierté de ne pas se laisser intimider. Parfois, pour contrecarrer ce diktat, on avait plutôt tendance à en dire du bien — c’était une position éthique. »

Sortir de l’état de guerre

Aujourd’hui encore la loi de sûreté nationale qualifie de « crime » tout éloge ou toute opinion un tant soit peu positive sur un aspect du Nord. Et la chasse aux sorcières n’est pas complètement finie.

« Bien sûr, ajoute Hwang Sok-yong, je ne méconnais pas les atrocités commises contre les droits de l’homme en Corée du Nord. Et je ne les approuve pas. C’est évident. Mais on ne peut se contenter de hurler avec les loups. Il faut aussi essayer de comprendre de l’intérieur. Pour la Corée du Nord, le nucléaire est le plus sûr moyen — et le moins cher — d’assurer sa sécurité. Cela fait vingt ans que Pyongyang réclame le dialogue avec les Etats-Unis. Elle ne dit rien d’autre que « laissez-nous tranquilles » ou garantissez notre sécurité en respectant ce que nous sommes. »

S’il désapprouve toute forme de chantage — pas franchement efficace —, l’écrivain milite, comme d’autres intellectuels, chercheurs ou démocrates sud-coréens, pour une « grande initiative de Séoul pour un dialogue bilatéral, qui d’emblée cherche la paix. Nous sommes toujours sous le régime de 1953, où un armistice (et non un traité de paix) a été signé par les Etats-Unis et la Corée du Nord, mais pas par le Sud ! Nous sommes toujours en état de guerre. » Il est temps d’en finir. Depuis 2003, l’écrivain n’a plus de contact avec les intellectuels nord-coréens. « J’ai essayé de monter plusieurs projets communs. Mais j’ai été instrumentalisé au Nord comme au Sud, et j’ai laissé tomber. » Renoncer n’est pas franchement dans ses habitudes. Alors l’écriture reste son arme majeure...

Psy et le capitalisme coréen

Autre cheval de bataille de l’écrivain citoyen : les conditions de vie des Sud-Coréens et des jeunes en particulier. Il raconte l’histoire du quartier chic de Gangnam, dont les excès ont été immortalisés dans le clip « Gangnam style » du chanteur Psy et qui, selon lui, résume la course effrénée au développement de la Corée du Sud. « Dans ce district autrefois pauvre, il y avait un grand magasin dont les murs se fissuraient. Malgré l’alerte des salariés et de clients, le propriétaire n’a rien voulu entendre. Le magasin s’est effondré et il y a eu plusieurs dizaines de morts. Mais il a été fait place nette et les terrains ont été vendus très chers. C’est la métaphore du capitalisme coréen qui s’est développé à la va-vite et qui a connu une première crise en 1997. Certains ont en tiré de nouvelles richesses. Les scandales financiers se multiplient, mais ça continue. C’est ce que raconte à sa manière Psy, selon une vieille tradition coréenne de l’autodérision. »

Sur cette course folle à l’argent, Hwang Sok-yong est inépuisable. « Nous sommes la quinzième puissance mondiale, mais nous sommes atteint d’un cancer — la maladie se développe à l’intérieur, elle ne se voit pas mais elle est dangereuse. Nous devrions nous arrêter, souffler un peu pour réfléchir comment construire une société harmonieuse. Il faut stopper l’omniprésence des grands chaebols qui contrôlent tout, de la grosse industrie au petit café du quartier. Je ne prône même pas la révolution. Je dis : changeons un peu de carburant. »

Et d’ajouter pour mieux se faire comprendre : Il faut quand même se rendre compte que l’un des slogans du candidat de gauche [pour la présidentielle de décembre 2012] était : “Garantir au salarié de pouvoir passer la soirée en famille”. Souvent les parents ne passent pas un seul repas ensemble avec les enfants. Quelle est cette société ? »

Dans ce pays où, aussi surprenant que cela puisse paraître, il est interdit d’appeler à voter pour un candidat, il a participé activement à la campagne électorale, contribuant au débat pour convaincre les trois candidats de gauche de réunir leur programme pour ne présenter qu’une seule personne. « Je leur ai demandé de s’entendre et j’ai promis que je distribuerai trois mille de mes livres gratuitement si la gauche gagnait — heureusement, elle a perdu ! », ajoute-t-il dans un grand éclat de rire. Lui n’a pas été inquiété pour cet engagement public. Mais pendant la campagne électorale, cent trente-sept jeunes écrivains ont signé une pétition appelant à changer de gouvernement — rien de plus. Ils ont été littéralement harcelés par les pouvoirs publics, convoqués à plusieurs reprises au commissariat de leur quartier... « Evidemment, cela décourage ; parmi eux certains se disent que la prochaine fois ils réfléchiront avant de signer. »

Quel est le pays au monde où...

C’est d’autant plus regrettable à ses yeux que le changement de pouvoir devient urgent, pour les jeunes. Et d’égrener les tares actuelles : « Quel est le pays au monde où le taux de suicide est parmi les plus élevés du monde (43 par jour) ?, scande-t-il avec sa voix de ténor. La Corée. Quel est le pays au monde qui a l’un des plus mauvais indice de bonheur de l’OCDE ? La Corée. Qui a l’honneur de travailler le plus ? La Corée, devant la Pologne. Qui a le plus d’accidents du travail, en pourcentage de travailleurs ? La Corée. Qui doit payer le plus pour financer ses études à l’université ? Encore et toujours la Corée car les Etats-Unis au moins ont un système de bourse qui n’existe même pas ici. Comment les jeunes pourraient-ils vivre heureux ? Non seulement ils ne le sont pas, mais le plus souvent ils sont culpabilisés. »

A la différence de nombre d’intellectuels rencontrés qui pensent que les jeunes n’ont qu’une idée en tête, con-som-mer, Hwang Sok-yong estime qu’ils « ont une grande capacité à se mobiliser, ils sont très réactifs sur les réseaux sociaux ; ils sont individualistes, mais libres, ils n’ont pas d’idéologie. Ils se mobilisent quand quelque chose les révolte. Ils s’étaient mobilisés contre l’importation forcée de viande américaine. Ils ont aidé à financer le film de Chung Ji-yong sur la corvette Cheonan », qui met en cause la thèse officielle selon laquelle l’armée nord-coréenne aurait coulé le navire sud-coréen, faisant quarante-six morts. Pyongyang a toujours démenti. Chung Ji-yong a eu les plus grandes difficultés à financer son film et à sa sortie, début août, les militaires sud-coréens ont réclamé son interdiction.

Au total, conclut Hwang Sok-yong « ces jeunes sont courageux compte tenu de la vie qui leur est faite, mais ils n’ont pas réussi à créer un esprit identitaire propre à leur génération ». Et l’écrivain se met à rêver du jour où cet esprit prendra forme.

Martine Bulard

Hwang Sok-yong, Princesse Bari, traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Editions Philippe Picquier, Arles, 2013, 254 pages, 19 euros.

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