Traduite en langage technique militaire, la « punition » risque d’être à géométrie variable. Washington a beau répéter qu’il ne s’agit pas de renverser le régime de Bachar Al-Assad — histoire sans doute d’amadouer ceux qui s’étaient sentis floués en 2011 par l’interprétation plus qu’extensive du mandat du Conseil de sécurité sur la Libye —, toutes les options « sur la table » y contribueront pourtant :
- En premier lieu, une campagne de frappes de missiles de croisière, présentée comme rapide et courte (quelques petits jours), qui pourrait être menée par les quatre destroyers et les sous-marins américains actuellement en Méditerranée ; par un sous-marin ou par des bombardiers britanniques ; ou par une frégate et des Rafale français.
- Une infiltration, à partir des frontières jordanienne et turque, de commandos syriens formés dans ces pays par les Américains.
- Et comme annoncé par Paris, un renforcement de l’aide militaire aux rebelles, en volume mais aussi avec montée en gamme des armements qui leur sont fournis.
Objectif final...
Le quotidien russe Kommersant du 27 août, s’appuyant sur des avis d’experts, croit savoir que certains alliés européens, la Turquie et les monarchies du Golfe comme le Qatar et l’Arabie saoudite, poussent Washington vers un deuxième scénario, qui impliquerait une guerre aérienne plus longue et des bombardements plus intensifs. Un scénario qui ressemble davantage à la campagne libyenne de 2011, quand l’armée de l’air des pays de l’OTAN avait assuré un appui aérien aux rebelles opposés à Mouammar Kadhafi. Et l’objectif final de cette opération serait alors bien le renversement du régime d’Al-Assad, tout comme l’avait été celui de Kadhafi en Libye.
Lire Alain Gresh, « De l’impasse syrienne à la guerre régionale », Le Monde diplomatique, juillet 2013
Il existerait, selon ce journal, un scénario intermédiaire. Durant un certain temps les Etats-Unis, avec leurs alliés européens, bombarderaient la Syrie afin d’affaiblir le potentiel militaire de Damas, avant de se retirer au second plan pour accomplir principalement des fonctions auxiliaires. Les pays de la région qui cherchent à renverser Al-Assad prendraient alors le relais, avec à leur tête la Turquie — la plus puissante armée de la région. L’armée de l’air turque pourrait assurer un appui aérien à l’opposition syrienne dans les zones clés du front grâce aux bases aériennes d’Incirlik, Konya, Malatya et Diyarbakir ; l’armée de terre pourrait également participer à certaines opérations. Dans une moindre mesure le même rôle pourrait être rempli par certaines forces d’élite des pays arabes qui font partie de la coalition anti-Assad, comme le Qatar, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
... pour aller on ne sait où
Le thème de la « punition » rappelle fortement le bombardement du palais de Kadhafi, et de quelques cibles à Tripoli en avril 1986, déjà par l’armée américaine. Ou encore certains raids israéliens sur tel objectif syrien. Mais le périmètre des cibles envisagées pour les frappes paraît cette fois bien plus large : batteries anti-aériennes, aéroports, dépôts, centres de commandement, casernements. Il ne manquera que la présidence, les ministères régaliens, les centrales électriques et les ports, et le ménage total aura été fait. Pour aller on ne sait où. Et au prix, sans doute :
- d’un embrasement plus ou moins incontrôlable de la région proche-orientale ;
- d’un surcroît de militarisation de la mer Méditerranée ;
- de risques accrus pour Israël (où l’on est à nouveau lancé dans la course au masque à gaz) ;
- de menaces sur les intérêts et les habitants des pays les plus en pointe dans cette offensive punitive (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis) ;
- sans parler de la note économique mondiale, flambée du pétrole à la clé ;
- et des inconnues sur le caractère du futur régime syrien, et le sort qu’il réservera à ses minorités, etc.
A contre-courant
Ce flou dans les buts de guerre est d’autant plus sensible en Europe que Londres et Paris — qui se veulent en première ligne dans cette campagne de châtiment — sont en fait dépendants militairement de Washington, et en sont réduits à attendre le « top départ » américain, espérant seulement assurer à leur participation une visibilité suffisante. Ce qui arrange le président Obama, adepte du « leadership from behind » (leadership à distance, de derrière), déjà expérimenté avec succès en Libye, qui doit tenir compte d’une opinion et d’une classe politique fatiguées des aventures irakienne et afghane.
Mais ce flou est aussi de nature à limiter les ambitions européennes : en deux jours de frappes aériennes, on peut certes « punir » ; mais il faudrait, militairement, des semaines d’offensive pour « régler le problème » et s’assurer de la chute de Bachar Al-Assad — que semblent souhaiter les dirigeants français et britanniques depuis déjà plusieurs mois.
Au passage, on peut relever le paradoxe qui conduit les Français, hostiles à l’entrée en guerre en Irak en 2003, à vouloir prendre la tête de l’offensive en Syrie en 2013 — alors que l’opération punitive occidentale (car elle va apparaître ainsi) ne bénéficie pas de la traditionnelle bénédiction du Conseil de sécurité des Nations unies, pourtant jusqu’ici présentée à Paris comme un gage de légitimité, une condition nécessaire, et donc un passage obligé. La France, qui se réclame volontiers du droit international, et s’en prétend souvent la gardienne, préconise aujourd’hui de s’en passer, comme l’ami américain, et au nom du précédent du Kosovo.
Retours d’expériences
En mars 1999, dans un contexte de massacres à grande échelle (Rwanda 1994, Srebrenica 1995), les Occidentaux avaient invoqué une situation d’urgence humanitaire pour justifier la campagne de bombardements de l’OTAN sur les forces serbes du Kosovo. La secrétaire d’Etat américaine de l’époque, Mme Madeleine Albright, avait défendu l’idée d’une intervention « illégale mais légitime », dans le cadre d’une « situation unique ». Laquelle se répèterait aujourd’hui : comment, dès lors, donner des leçons de légalité internationale aux régimes russe, chinois, et autres ?
Or tout conflit, tout engagement de forces armées, n’a de sens que s’il débouche sur un projet politique. Les douloureuses expériences de ces dernières années, en Irak, en Afghanistan, en Libye, auraient dû porter conseil : ces pays sont aujourd’hui à feu et à sang, en proie aux attentats, à l’extrémisme, au désordre. Tirer un trait sur ces aventures, dont tous les « retours d’expérience » (« retex », comme disent les militaires) n’ont pas été menés à bien, revient à s’engager à l’aveugle dans une nouvelle offensive armée, dont les finalités et conséquences demeurent pour le moins obscures.
La plus monstrueuse
On remarquera que la France a eu tendance, ces dernières années, à enquiller les guerres les unes après les autres : Tchad, 2008 ; Afghanistan, 2009 ; Côte d’Ivoire, 2010 ; Libye, 2011 ; Mali, 2012-… et maintenant la Syrie. Comme si le système politique hexagonal, mais aussi son armée, son industrie de la défense, et jusqu’à un certain point son opinion, avaient besoin d’une guerre annuelle pour « tourner » correctement… ou pour oublier le reste.
Notons enfin que John Kerry, le secrétaire d’Etat américain, ne manque pas d’air lorsqu’il dénonce « ceux qui ont utilisé l’arme la plus monstrueuse du monde, contre la population la plus vulnérable », oubliant ce que son pays a fait à Hiroshima et Nagasaki, en 1945. Et ce alors que son patron, Barack Obama, prix Nobel de la paix, se prépare à lancer sa guerre au lendemain de la célébration, à Washington, du cinquantenaire du « rêve » de Martin Luther King. Ainsi va le monde...