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Derrière le procès Bo Xilai

Après un procès que le pouvoir voulait spectaculaire, M. Bo Xilai, ex-étoile montante du Parti communiste chinois, est condamné à la prison à vie. S’il a pu se défendre publiquement (ou presque) pendant son procès, il a protesté contre ce verdict « injuste », et a fait immédiatement appel, comme l’a confirmé, le 9 novembre dernier, la Haute Cour de la province du Shandong. Cette affaire est révélatrice du tournant qui s’amorce en Chine.

par Dave Fermont, 11 octobre 2013

La politique de réforme et d’ouverture lancée par Deng Xiaoping en 1978, au sortir d’une Révolution culturelle où plus jamais il ne serait question de lutte idéologique, a permis, grâce à l’économie de marché aux « spécificités socialistes », un enrichissement sans limite de ceux qui en premier lieu détenaient le pouvoir — avec lui, le savoir concernant les projets économiques à venir. Deng le « petit timonier » avait déclaré qu’il faudrait « laisser une poignée d’individus s’enrichir d’abord ». Une poignée inévitablement proche du pouvoir, ainsi que le décrivait Dai Qing, journaliste engagée de tous les combats environnementaux et fille adoptive de Ye Jianying, un des huit maréchaux compagnons de Mao Zedong, lors d’un entretien au Monde (4 septembre 2013) : « Depuis que la richesse côtoie le pouvoir, le pouvoir se monnaie, ce n’est un secret pour personne ». Nombreux sont les dirigeants actuels qui souhaiteraient glisser discrètement cette déclaration de Deng sous les cendres de l’histoire.

Les dysfonctionnements de cette politique auront pour résultat, avec quelques décennies d’avance sur ce qui plus tard en d’autres lieux sera nommé « révolution de jasmin » ou « révolution arabe », une explosion et une mobilisation populaires longues de plusieurs mois. Tels furent, en cette triste année 1989 à l’automne de laquelle s’effondrera bien un mur, celui de Berlin et non celui de la Grande Muraille, ce que l’on a nommé les « évènements de Tiananmen ».

Depuis, chaque nouvelle présidence de la République proclame : « ou le Parti tuera la corruption, ou la corruption tuera le Parti ». Et souhaitant donner une preuve de son attachement à l’éradiquer, chacune organise un procès visant une personnalité de très haut rang accusée de corruption : ce furent, tour à tour, le maire de Pékin, Chen Xitong, lors de l’arrivée de Jiang Zemin (président de 1993 à 2003) ; celui de Shanghai, Chen Liangyu, sous la direction de M. Hu Jintao (2003-2013), et enfin le secrétaire du Parti de la municipalité de Chongqing, Bo Xilai, lors de la nomination de l’actuel président Xi Jinping (en 2013). L’un sera condamné à seize ans de prison en 1998, l’autre à dix-huit ans de prison en 2008, alors que le dernier vient de connaître son sort après être passé devant les juges en août dernier. Les deux premiers auront été jugés cinq ans après la nomination présidentielle, le dernier l’a été dans l’urgence, une demi-année seulement après la nomination de M. Xi.

Derrière chacune de ces accusations pourtant, il n’est pas tant question de corruption que de conflit réel entre l’accusé et le président en place.

Pour Jiang Zemin, il s’agissait de se venger de ce maire de Pékin qui avait, en 1995 dans une lettre envoyée à Deng Xiaoping, accusé son père de collaboration avec les armées d’occupation lors de la guerre sino-japonaise. Et, qui plus est, s’opposait farouchement à cette « clique de Shanghai » dont Jiang Zemin était une figure emblématique.

Quant à M. Hu, il avait été excédé par ce Chen Liangyu qui rejetait de front les politiques de restriction budgétaire lancées par le nouveau président en place, notamment dans le secteur de l’immobilier.

Enfin, en ce qui concerne M. Xi, il est peu de dire que ce dernier aurait eu fort à faire avec Bo Xilai au sein du Comité permanent du bureau politique (CPBP). Le défi était en effet de taille.

En premier lieu, son origine familiale. M. Bo Xilai est le fils de Bo Yibo, figure historique de la création de la République populaire de Chine, et un des huit maréchaux vénérés de son histoire, dont la stature dépassait de loin celle du père de M. Xi Jinping, ministre parmi d’autres. Cette légitimité historique incontestable conférait au fils Bo une intime proximité avec une grande partie des anciens dirigeants, au sein de l’armée comme parmi les membres des grandes institutions telles l’Assemblée nationale populaire et la Conférence consultative politique du peuple chinois. Il est dit que parmi les trois frères Bo, Xilai fut adoubé par son père lorsque ce fils osa le dénoncer lors d’une séance d’autocritique durant la Révolution culturelle. Un signe de l’ambition de ce fils et de sa capacité à la réaliser.

La deuxième raison tient à la carrière de M. Bo Xilai et aux liens qu’il a pu forger au cours de ces vingt dernières années, auprès des responsables politiques et économiques nationaux et régionaux, des « masses populaires », mais aussi auprès des interlocuteurs étrangers de cette « Chine de la réforme et de l’ouverture ». La ville de Dalian, dont il fut le maire, est devenue sous sa direction la ville modèle en termes de protection environnementale. La Chine est entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) alors que M. Bo était ministre du commerce extérieur, et bon nombre d’interlocuteurs étrangers n’ont pas oublié ce dirigeant s’exprimant en anglais et faisant montre d’un acharnement non dénué d’ironie lorsqu’il était question de défendre les intérêts nationaux dans cette institution internationale.

Quant à Chongqing, dont il fut le secrétaire général du Parti communiste, il n’est pas sérieux de réduire la politique qu’il y mena à un ersatz de la révolution culturelle, où les « masses » auraient été parquées dans des stades en s’époumonant à la gloire de Mao Zedong. Cette réduction laisse de côté les avantages acquis par une population qui aujourd’hui encore — discrètement parce que dangereusement — le soutient. Des réformes de grande ampleur y ont effectivement été engagées, concernant le logement de plusieurs millions de ces travailleurs migrants de l’intérieur, qui se sont vus attribuer le précieux hukou, passeport intérieur offrant l’accès aux soins et à l’éducation pour les enfants. La ville fut gagnée par un sentiment, connu nulle part ailleurs en Chine, de sécurité pour l’ensemble de ses trente-trois millions d’habitants. Et une politique en faveur d’une « société du peuple », plutôt que d’une « société de citoyens », selon Hu Angang, économiste se revendiquant de la « Nouvelle gauche ».

Il est vrai que le prix à payer fut élevé, tant en terme de budget pour l’Etat chinois (1), qu’en terme de respect des règles constitutionnelles et juridiques : six mille personnes furent arrêtées, malmenées, jugées de façon expéditive, parmi lesquelles se trouvaient côte à côte patrons du crime, responsables corrompus de la justice ou de la police, mais également de très nombreux entrepreneurs privés ainsi que des avocats. Ces derniers joueront un rôle non négligeable dans la chute de ce fils de prince. Tout comme l’économiste Hu Deping (fils de l’ancien dirigeant très populaire Hu Yaobang), représentant influant des courants réformistes au niveau national. Il alertera M. Hu Jintao (2) et son premier ministre Wen Jiabao, dès 2011, en leur présentant les dangers politiques de la campagne menée par M. Bo, insistant sur le premier terme de son mot d’ordre (« chanter rouge ») et minimisant le second (« battre le noir », le noir désignant la corruption). D’où le premier coup d’éclat lancé par M. Wen lors de l’ANP, le 14 mars 2012, quelques mois avant le 18e Congrès : « L’influence des erreurs et du féodalisme de la Révolution culturelle n’a pas été complètement éradiquée ». Ce même Wen deviendra fort silencieux après les révélations du journaliste David Barboza dans le New York Times du 25 octobre 2012, concernant la fortune de sa famille, évaluée à près de trois milliards de dollars.

Lire Patrick Boehler, « Fils de princes, affaires et corruption », Le Monde diplomatique, septembre 2012.Qu’il s’agisse de pouvoir d’influence, d’ambition personnelle et de projet pour la Chine, M. Bo était donc un concurrent sérieux. Il risquait grandement de mettre à mal cet équilibre fragile, élaboré loin des regards, qui devait à tout prix être celui affiché par le nouveau Comité permanent du bureau politique de la direction en place pour les dix années à venir. Et ce n’est pas un hasard si son procès s’est déroulé avant la 3e session plénière du 18e comité central du PCC qui aura lieu en novembre : devraient y être annoncées les résolutions prises par la direction centrale dans le domaine de l’économie.

Le procès de M. Bo, retransmis sur le blog du tribunal de la ville de Jinan où il se tenait, a été suivi de près par beaucoup d’internautes. Certains moments ont connu un pic de vingt-cinq millions de personnes. On y a appris que le chef de la police de Chongqing, Wang Lijun, aurait attendu deux mois et demi pour informer son chef Bo de l’assassinat par l’épouse de celui-ci, Mme Gu Kalai, d’un ressortissant britannique et des soupçons nourris par Pékin à ce sujet. C’est également à la suite de cet entretien, au cours duquel M. Bo aurait réagi de façon violente, que M. Wang décida de se réfugier au sein du consulat américain de la ville de Chengdu. Quant à connaître les raisons de cette entrevue avec son chef, ce soir du 28 janvier 2013...

Connu comme un héros de la lutte anti-corruption qui n’aura lésiné sur aucun moyen de coercition envers les nombreuses personnes arrêtées — et pour certaines d’entre elles exécutées —, ce « superflic » était, selon la presse de l’époque, l’objet d’une enquête sur des méfaits commis avant d’être nommé à Chongqing, alors qu’il était en fonction dans une petite ville de la province du Liaoning, Tieling. De l’avis d’un certain nombre de familiers des arcanes du pouvoir, il est possible sinon probable que l’entretien entre les deux hommes n’eut pas tant pour objet Mme Gu Kalai qu’une demande de protection de la part de ce supérieur appelé à rejoindre la plus haute sphère dirigeante de l’Etat. On dit que M. Bo, ne souhaitant pas s’encombrer d’un élément qui risquait d’être mis à mal dans un avenir proche, lui a refusé cette aide. Le responsable de la police a-t-il alors tenté de le faire fléchir en lui parlant des soupçons de meurtre pesant sur son épouse ?

Il faut savoir que le mois suivant le procès de Mme Gu, la thèse de l’empoisonnement au cyanure fut contestée par Mme Wang Xuemei, directrice adjointe de l’Association chinoise de médecine légale et directrice adjointe du Centre de recherches sur l’information et la technologie auprès du Parquet populaire suprême. Il faudra encore du temps pour faire la lumière sur ces deux affaires.

Autant le procès de Mme Gu s’est déroulé dans un huis clos étouffant, autant celui de M. Bo a semblé en pleine lumière, quoique « guidé » par la nouvelle équipe au pouvoir tant sur le fond que sur la forme.

Sur la forme, deux mots sont revenus régulièrement dans la presse et les commentaires officiels : transparence et légalité. Une transparence organisée, « sélective » précise Nicholas Bequelin, chercheur au Human Rights Watch à Hongkong. Toutes les minutes de procès n’ont pas été rendues publiques. Et les groupes de juristes et d’intellectuels qui réclament la transparence sur les fortunes des dirigeants sont soumis à de fortes pressions, quand ils ne sont pas, comme l’avocat Su Zhiyong, sous les verrous.

En ce qui concerne la légalité, elle aussi est très sélective. Le Quotidien du Peuple l’annonce en titre : « Il faut combattre la corruption par les moyens légaux » — une formule destinée à ceux qui s’aviseraient de recourir à d’autres moyens, notamment les diverses plateformes de l’Internet.

C’est dans ce contexte que M. Wang Qishan, chef de la commission centrale d’inspection disciplinaire a annoncé l’ouverture d’un site Internet sur lequel les citoyens sont appelés à « dénoncer » les pratiques de corruption dont ils seraient témoins, même de façon anonyme. M. Wang est connu en Chine pour avoir démantelé en 1998 la Guangdong International Trust and Investment Corporation (GITIC), bras financier de la province du Guangdong. C’est également lui qui a conseillé aux membres des couches dirigeantes la lecture de L’Ancien Régime et la Révolution d’Alexis de Tocqueville, afin de les sensibiliser aux dangers qui pourraient venir d’entrepreneurs lassés de subir les privilèges d’une certaine noblesse. En créant ce site de dénonciation, il marque sa volonté de lutter contre la corruption par des moyens légaux et non contestataires. Un moyen de garder le contrôle.

Sur le fond, M. Bo a rejeté ses trois motifs d’inculpation. Sur le fait d’avoir reçu de l’homme d’affaire Xu Ming des pots de vin d’un montant de 21,79 millions de yuans (2,67 millions d’euros), il rejette l’accusation mais accepte le blâme pour ne pas s’être occupé plus attentivement du niveau de vie de son fils. Pour le détournement de 5 millions de yuans (612 000 euros) de fonds publics provenant de l’homme d’affaires Tang Xiaolin, il traite celui-ci de « chien menteur et fou ». Ces deux accusations ne portent que sur la période durant laquelle l’accusé fut maire, puis secrétaire du Parti de la ville de Dalian. Une année d’enquête n’aurait donc abouti au constat d’aucune malversation lorsque M. Bo Xilai était gouverneur de la province du Liaoning (2000 à 2004) puis ministre du commerce extérieur (2004-2007) et enfin secrétaire du Parti de Chongqing (2007-2012).

En ce qui concerne l’abus de pouvoir pour avoir destitué M. Wang, le « superflic », les retranscriptions du tribunal de Jinan passent sous silence les lettres lues par M. Bo qui témoignent qu’il aurait reçu des ordres de Pékin (3).

Le verdict comme le procès n’ont pas effacé la conviction largement répandue que ce procès était avant tout politique ; il ne s’agissait pas de juger un homme corrompu mais bien d’écarter un concurrent qui, par son charisme et son ambition, avait rompu avec la tradition qui consiste à donner avant tout au peuple chinois une image d’unité du pouvoir en place.

Pour mieux convaincre une opinion réticente, d’autres têtes sont déjà tombées au sein de ces mastodontes que sont les entreprises d’Etat, en premier lieu dans le secteur pétrolier, tels M. Zhou Yongkang, ex-ministre de la sécurité de l’Etat après avoir été directeur général de la China National Petroleum Corporation (CNPC), M. Jiang Jiemin, chef de la puissante Commission d’administration et de supervision des actifs détenus par l’Etat (CASAE, qui regroupe l’ensemble des entreprises publiques) et ancien secrétaire du Parti au sein de cette même CNPC.

Parallèlement à cette série d’arrestations, une campagne est lancée, dès la veille du procès, pour asseoir l’autorité publique auprès des grandes institutions en leur donnant les directives et les mots d’ordre qui devront dorénavant éclairer le paysage politique des dix prochaines années. Significatif, ce « Document n° 9 » récemment adressé aux cadres du PCC relève les « sept dangers » venus de l’étranger : la démocratie constitutionnelle occidentale, le constitutionnalisme, la société civile, la justice indépendante, la liberté de la presse, les droits de l’homme et le marché néolibéral (une version de ce document a été portée à la connaissance du New York Times (4)).

« Notre nation rouge qui jamais ne changera de couleur », a ainsi affirmé le président Xi, en appelant à « l’union des intellectuels » autour des « quatre principes cardinaux » (pour rappel : la dictature démocratique du peuple, la voie socialiste, la direction du Parti et le marxisme-léninisme, et la pensée Mao Zedong). Une campagne que certains qualifient, avec ironie : « du Bo Xilai sans Bo Xilai ».

La scène finale du feuilleton de l’été et de ces divergences politiques se tiendra début novembre. Elle devrait nous apprendre ce que la nouvelle équipe retiendra des mesures prônées dans le rapport « China 2030 », réalisé l’an dernier par la Banque mondiale sous la houlette du ministère chinois des finances, avec l’approbation et le soutien affirmé de l’actuel premier ministre Li Keqiang. Les principaux enjeux concernent les entreprises d’Etat et leur ouverture au secteur privé ainsi que le secteur financier (la première banque privée chinoise a déjà ouvert ses portes le 14 août dans la province du Zhejiang), dans le cadre d’une restructuration de l’économie chinoise selon les mécanismes du marché.

L’acte I de la politique dite de « réforme et d’ouverture » basée sur les exportations et l’investissement se termine et devrait, selon la volonté de Pékin, être suivi de l’acte II fondé, lui, sur la consommation intérieure. Il fallait entre ces deux actes une marque de rupture. Aux dirigeants du pays et aux entrepreneurs, la nouvelle équipe assure : « nous avons jugé un politique et nous ne nous alignerons pas sur une stratégie de retour en arrière vers plus d’Etat et moins de privé » ; aux masses populaires dont le premier mécontentement porte sur la corruption : « nous avons jugé un corrompu au plus haut niveau, vous pouvez être rassurés ». Cela suffira-t-il à convaincre les uns et les autres ?

Dave Fermont

Chercheur, Hongkong.

(1Le déficit de la municipalité atteindrait 260 milliards de yuans (31,4 milliards d’euros).

(2Il n’y a aucun lien familial entre MM. Hu Deping et Hu Jintao.

(3« Live coverage of Bo Xilai’s trial : Prosecutor calls for severe punishment », South China Morning Post, 26 août 2013.

(4« China Takes Aim at Western Ideas », New York Times, 19 août 2013 ; « Leaked “Document #9″ Spotlights Xi’s Anti-Democratic Drive », The American Interest, 21 août 2013.

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