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« Une saison au Congo » et « Les Damnés de la terre »

Un théâtre de la décolonisation

par Marina Da Silva, 20 novembre 2013

Tous deux sont nés en Martinique. Le premier est mort à trente-six ans, le second en avait quatre-vingt-quinze. Aimé Césaire (1913-2008) et Frantz Fanon (1925-1961) incarnent avec incandescence la lutte contre la colonisation qu’ils ont posée dans leur engagement et leur œuvre, à la crête d’une langue lumineuse et subversive.

Un heureux hasard — mais en est-ce vraiment alors que l’actuelle montée du racisme suscite aussi des fronts de refus ? — fait que l’on peut voir et entendre au même moment les deux poètes et essayistes sur des plateaux de théâtre.

A Sceaux, c’est Christian Schiaretti qui amène Une saison au Congo, créée au TNP de Villeurbanne en mai 2013 dans une certaine indifférence, mais fort heureusement reprise en octobre avec plus de réceptivité. C’est la troisième des quatre pièces de Césaire, qui était aussi dramaturge, écrite en 1966 après Et les chiens se taisaient (1946) et La Tragédie du Roi Christophe (1963), suivie d’Une Tempête (1969), une « adaptation pour un théâtre nègre » de La Tempête de Shakespeare. Magistralement montée en 1965 par Jean-Marie Serreau, il est rare de pouvoir la voir aujourd’hui. Il est parfois fait grief au texte, qui revient sur la vie et l’assassinat de Patrice Lumumba, en 1961 — juste après l’indépendance en trompe-l’œil du Congo belge —, d’être « daté » et « didactique ». Un préjugé battu en brèche par la formidable troupe réunie par Schiaretti, qui aligne sur le plateau pas moins de trente-sept interprètes-chanteurs-musiciens dont une trentaine d’artistes africains, du jamais vu. Si la plupart d’entre eux résident et travaillent dans l’espace européen, ils ont aussi fait le voyage depuis le Burkina Faso d’où vient le collectif Béneeré avec notamment Paul Zoungrana, qui co-signe la mise en scène dans le cadre d’un partenariat avec le TNP.

Ils forment un peuple-troupe sur le plateau. Ils sont la matière même du spectacle dans une scénographie inventive et légère où les lieux, multiples, sont figurés par des éléments minimalistes : caisses et chaises pour camper le bar africain Chez Mama Makosi, drapeaux et fanions pour les assemblées de l’ONU, sol nu pour évoquer les cellules de détention... Au centre, un cercle dessine l’espace sacré et ritualisé du jeu et capte les mises en lumière et les focus : discours exaltés de Lumumba portés avec la conviction et la vitalité exaltée de Marc Zinga, revendications de sa femme Pauline — superbe Bwanga Pilipili —, trahisons de ses compagnons, manipulations des diplomates et hommes politiques, coups de force des militaires... Il est en permanence rompu par le débordement du jeu qui se déploie sur tout l’espace du plateau. A cour et à jardin, il se passe toujours quelque chose, les femmes s’habillent de leurs robes de bal colorées, les hommes montent la garde ou tiennent une radio rendant compte d’une époque remplie de troubles et d’espoirs. Tous sont époustouflants et donnent corps à ce texte politique et lyrique, enthousiaste, mais aussi lucide et critique. En fond de scène, un orchestre avec piano, basses, percussions et sanza (l’instrument fétiche des conteurs africains) joue la musique originale de Fabrice Devienne et sert d’écrin au chant de Valérie Belinga. Un petit écran traduit la parole poétique lorsqu’elle est proférée en langue bantoue.

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Une saison au Congo
Photo : Les Gémeaux

Césaire reste au plus près du récit documentaire et joue avec plusieurs niveaux de langue, qui vont de la reconstitution minutieuse des faits et du contexte aux envolées solaires de sa poésie métaphorique et visionnaire. On voit Lumumba, dirigeant actif du Mouvement nationaliste congolais (MNC), engagé corps et âme, au risque de l’aveuglement, pour arracher l’indépendance du Congo. Arrêté à plusieurs reprises, il est libéré pour siéger à la table ronde du 25 janvier 1959, qui fixera le sort du pays à Bruxelles. Nommé premier ministre l’année suivante, juste avant la proclamation de l’indépendance, le 30 juin 1960, il sera à nouveau arrêté quelques mois plus tard, le 2 décembre 1960, par le sinistre colonel Mobutu. Transféré au Katanga — dont les colonisateurs, prêts à tout pour garder le pouvoir économique, ont tramé la sécession —, il est assassiné le 17 janvier 1961 avec deux de ses compagnons. Le Congo, emblématique combat de toute l’Afrique, « n’est plus qu’une saison que le sang assaisonne »...

La langue de Césaire, travaillée dans sa dramaturgie avec Daniel Maximin, l’un des plus fins connaisseurs de son œuvre, cisèle la figure charismatique de Lumumba, incarnation iconique du rebelle. Mais si la pièce est tragique et amère, les comédiens, dans une mise à distance toute brechtienne, rendent aussi compte d’une utopie et de l’effervescence joyeuse de l’époque, symbolisée par le refrain « Indépendance tcha tcha tcha », repris et dansé en boucle. Ils font des apartés ludiques et critiques, épinglent forcément le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, en 2007, et donnent aux enjeux d’émancipation d’Une saison au Congo leur résonance ici et maintenant.

Dans un format plus modeste, avec six comédiens, mais autant d’ambition, au Tarmac à Paris, Jacques Allaire s’est attaqué aux Damnés de la terre et pose à travers le dernier texte de Fanon la question de l’aliénation que produit la colonisation, et sa continuation aujourd’hui. Ici, il a fallu créer la dramaturgie et faire du théâtre avec un matériau qui n’a pas été écrit pour. Le metteur en scène, qui est aussi philosophe et plasticien, a commencé par ébaucher des dessins, esquisses, aquarelles comme autant d’éléments du processus de surgissement de l’univers et de la pensée de Fanon. Cela produit des images, des ambiances qui vont entrer en collusion avec le texte et le diffracter pour créer des tableaux d’une force et beauté troublantes.

La première scène est introduite par des comédiens tous recouverts de peinture noire, qu’ils soient noirs ou blancs, et pose la question de la conflictualité noir/blanc : « Je ne peux pas tirer sur les Blancs », dit une femme qui s’avance, arme à la main. « Ils vont se gêner, eux » lui rétorque son compagnon, plus déterminé. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie — que Fanon, mort le 6 décembre 1961, ne connaîtra pas alors qu’il avait pris la nationalité algérienne et rejoint le Front de libération nationale (FLN) — est emblématique de toutes les luttes de la décolonisation et inspirera les révolutions du siècle. La voix magnifique de Fanon et sa pensée radicale, au service de l’auto-détermination des peuples, ont nourri intellectuels et activistes de tous les continents.

Pour les comédiens, il s’agit de l’apprivoiser, tant la dureté du propos qui consigne les relations déshumanisées colons-colonisés peut devenir oppressante. Dans sa première partie, le spectacle peut sembler chercher son rythme malgré l’implication formidable de tous — Amine Adjina, Mohand Azzoug, Mounira Barbouch, Jean-Pierre Baro, Criss Niangouna, Lamya Regragui —, et un travail scénographique et musical fusionnel, mais rapidement on est gagné par sa puissance. L’adresse au public des témoignages des Algériens avec l’évocation des sévices subis est un véritable coup de poing. Même si on a le sentiment de connaître cette histoire, chaque récit prend une force tout à fait singulière, comme celui de cet homme pour lequel sa femme s’est sacrifiée, ou ces deux gamines qui tuent leur compagnon de jeu français par anticipation et mimétisme.

Les Damnés de la terre
Photo : Laurence Leblanc VU’ - Le Tarmac

L’enfermement est omniprésent. Il passe par le corps des acteurs et la construction des espaces du décor, cellules, chambres d’hôpital dessinés à grands traits pour échapper à toute reconstruction réaliste. Dans la division d’hôpital psychiatrique — où Fanon avait été nommé médecin-chef en 1953, à Blida-Joinville — les propos des médecins, ses collègues, sont d’une violence inouïe : « L’Algérien n’a pas de cortex ». « L’Algérien normal est un Européen lobotomisé ». En écho, les récits de vie de ceux qui ont tout perdu et tout enduré, cas cliniques que Fanon a étudiés pour donner la mesure des troubles psychiques dont ils souffrent et qu’il décrit comme « dépersonnalisation, anéantissement, léthargie culturelle, pétrification des individus ». Une dépersonnalisation qui fait de l’homme colonisé un être « infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné ». Des traumatismes qui conduisent les êtres à se « vivre comme morts dans la vie », étrangers à eux-mêmes.

Sur scène, dans ce rapport public et frontal où le texte n’est plus reçu dans un tête-à-tête intimiste mais dans un espace collectif où affleurent l’émotion, la révolte et le bouleversement de chaque spectateur, Les Damnés de la terre prend une force terriblement décuplée.

Une saison au Congo

Jusqu’au 24 novembre 2013 : du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 17h.

Théâtre Les Gémeaux, 49, avenue Georges Clemenceau, 92330 Sceaux.

Tel : 01 46 61 36 67 ; www.lesgemeaux.com

Les Damnés de la terre

Jusqu’au 6 décembre 2013 : du mardi au samedi à 20 h 00, (le jeudi, représentation supplémentaire à 14 h 30)

Le Tarmac- 159, avenue Gambetta, 75020 Paris.

Tel : 01.43.64.80.80 ; www.letarmac.fr

Marina Da Silva

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