Semaine de Pesach, la Pâque juive. 27-28 mars 2013.
A Hébron, c’est l’époque des geais et des amandes. Les amandes, présentées en montagnes vertes sur les chariots du souk, font briller les yeux de tous les Palestiniens qui passent devant et repartent les poches gonflées de cette friandise au cœur rempli d’eau amère. Les geais, eux, volent entre les oliviers de Tel Rumeida, les bandes luminescentes de leurs ailes semblant brièvement refléter le ciel avant qu’ils n’aillent se poser plus loin. Au delà de Bab al-Zawiye — la « frontière » entre les zones H1 et H2 — en marchant dans la rue, le simple passage d’un oiseau nous fait rentrer la tête dans les épaules...
Hébron, la ville où l’on fini par prendre les oiseaux pour des pierres. Les deux volent, ici... Souvent, le vendredi après la prière, mais aussi à l’occasion des nombreuses incursions de l’armée dans la zone H1 (sous le contrôle de l’Autorité palestinienne).
Comme au deuxième jour de Pesach, Chol HaMoed, marqué par le début d’une grande kermesse, durant laquelle une rue de la « nouvelle ville » (H1) est fermée pour permettre aux visiteurs et colons juifs de se rendre sur une tombe proche du checkpoint.
Entre 40 000 et 45 000 personnes sont attendues durant ces deux jours. De quoi transformer la « ville fantôme » en parc à thème. Les thèmes ? Religion et politique, liés en une étreinte mortelle. L’invitation est claire :
« J’appelle tous ceux qui seront en Israël pour Pesach, venez rendre visite et soutenir ces communautés dans tout le “Yesha” [acronyme pour Judée, Samarie et Gaza, les Territoires occupés]. Les voisins qui nous entourent doivent voir que leurs attaques ne nous font pas peur et ne nous feront pas partir ; au contraire, de plus en plus de monde viendra et peuplera ces lieux saints (1) ».
David Wilder, porte-parole de la communauté juive d’Hébron
Autour du Tombeau des patriarches (Haram al-Ibrahimi en arabe, Me’arat HaMachpelah en hébreu), cœur religieux de la ville et lieu saint pour les trois grandes religions monothéistes, une sorte de parc d’attraction pour juifs religieux se dessine.
La rue Shuhada, l’artère principale de la zone H2, habituellement vide, interdite aux Palestiniens (à pied aussi bien qu’en voiture) est ainsi devenue le paradis des petits et des grands, orthodoxes et ultra-orthodoxes confondus, perruques, coiffes et shtreimel se côtoyant au sein d’une foule dense, évoluant autour de stands vendant pop-corn ou barbe à papa, proposant couvre-chefs pour dames, CD, mais aussi Loubavitch entraînant les passants dans une danse énergique, et autres promenades à dos d’âne. Tout y est.
Le ton politique est clair : de nombreuses banderoles, ballons et tracts réclament « de nouvelles colonies en Judée et Samarie » et les t-shirts affichent les mots « Price Tag » — le sport préféré des jeunes colons religieux, surnommés les « Hilltop Youths » (jeunes des collines) (2). L’inscription est parfois accompagnée d’un crâne à papillotes, colon version pirate.
Des autocollants affirment : « Maintenant tout le monde le sait, Kahane avait raison ». La fréquence (alarmante) à laquelle l’œil peut les déceler dans la foule permet d’avoir une idée de l’atmosphère et de l’état d’esprit des participants.
Le Kach, parti politique exclu de la Knesset en 1988 en raison de son racisme affiché, et complètement interdit en 1994, a été classé comme organisation terroriste en Israël (3), aux Etats-Unis, au Canada et en Europe. La décision fut prise après le massacre du 25 février 1994, lorsque Baruch Goldstein, admirateur déclaré de Meir Kachane, tua vingt-neuf Palestiniens et en blessa une centaine d’autres durant une prière de Ramadan.
Ambiance bon enfant, donc.
Le « Price Tag », cette politique de représailles automatiques contre les Palestiniens ou même l’Etat israélien (lors d’évacuation de colonies, par exemple), est largement pratiqué : incendie de mosquée, graffitis injurieux, destruction de vergers… Ou récemment, à Hébron même, tentative d’incendie du centre de Youth Against Settlements (YAS). Perchée sur la colline, accolée à la colonie de Tel Rumeida (Admot Yishai), cette maison, attaquée la première nuit de Pesach, accueille quotidiennement jeunes et moins jeunes afin d’organiser des actions non-violentes, de discuter des événements ou tout simplement de partager un thé.
Deux semaines avant Pesach, à l’occasion de la visite du président américain Barack Obama, quelques membres du groupe organisèrent une manifestation, portant des masques de Martin Luther King et d’Obama lui-même, ainsi que des t-shirts « I Have a Dream », l’appelant à se souvenir de la discrimination aux Etats-Unis et de la campagne pour les droits civiques (4). La réponse a été claire, les menaces à peine voilées et concentrées contre Issa, le « leader » du groupe :
« Nous exigeons que vous preniez toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à ces provocations et incitations, et pour arrêter ces activités terroristes immédiatement. Utilisez la détention administrative [détention sans procès] jusqu’à ce que vous trouviez une solution de long terme pour mettre complètement fin à cette activité dangereuse et hostile. Nous vous avertissons que tout retard dans les mesures prises pourrait s’avérer très coûteux (5) ».
« Price Tag », vengeance ou simple tentative d’intimidation, les nombreux soldats en poste autour du centre disent n’avoir rien vu…
En dehors des stands de kermesse, d’autres étapes s’offrent au tourisme politico-religieux de ces deux jours. Les différentes colonies éparpillées dans la ville, par exemple, organisent des visites guidées par les colons. Autre possibilité : un tour dans le souk à la recherche des anciennes propriétés juives, le tout à grand renfort de soldats israéliens — la présence de colons ou de groupes de juifs orthodoxes dans la zone H1 pouvant, en effet, être problématique.
Dans les ruelles étroites, il semble que les soldats exécutent quelques chorégraphies sophistiquées : certains attendent derrière un angle, d’autres avancent en escouade et font brusquement demi-tour, des groupes se divisent, se retrouvent, et sur les passerelles surplombant les ruelles, parfois, quatre ou cinq ombres en file indienne passent rapidement.
La première destination demeure cependant le Me’arat HaMachpelah, le Tombeau des Patriarches, exceptionnellement ouvert dans son intégralité.
Depuis 1996, les lieux sont séparés, de même que les cénotaphes (accords de Wye-River) des six patriarches et matriarches qui se trouvent dans ce lieu : ceux de Sarah, Isaac et Rebecca se trouvent dans la « partie mosquée », ceux de Jacob et Leah dans la « partie synagogue ». Abraham est situé au milieu, visible à la fois par les fidèles juifs et musulmans. Trait d’union involontaire — et incomplet, une vitre blindée s’élevant entre eux — au cœur du conflit.
Aujourd’hui, les parois internes sont tombées et les deux lieux sont réunis. Les tapis de prière ont disparu, le minbar et le mihrab sont protégés par des barrières et deux soldats. Des paravents réorganisent l’espace pour permettre de séparer les hommes des femmes.
Les retrouvailles avec ces illustres figures de la Bible sont parfois émues, certaines personnes semblent retrouver de vieux amis. « On est chez Revca », indique une femme au téléphone, avant d’aller prier avec ferveur devant la tombe de Rebecca.
Cette configuration de l’espace dure vingt jours par an, notamment pour Yom Kippour, Succot et Pesach pour les juifs et pour l’Aïd al-Adha et l’Aïd al-Fitr pour les musulmans. Dix jours par an pour chacun. Cependant, durant ces périodes de fête, l’interdiction d’entrer dans certaines zones de la vieille ville, comme la rue Shuhada, qui court un peu plus bas, est maintenue pour les Palestiniens.
Abraham, surnommé l’« ami » (de Dieu), qui a donné son nom à la ville (El-Khalil, pour les Palestiniens), semble inspirer les colons dans un seul sens : son instinct foncier. En effet, Abraham aurait acheté un lopin de terre pour enterrer sa femme à l’emplacement où se trouve actuellement le Tombeau des Patriarches. Son fils Isaac l’aurait ensuite enterré près d’elle.
Un tract distribué dans la foule expose assez bien l’idéologie du sionisme religieux, très prégnant chez la majorité des colons, source essentielle de leur inspiration :
« Comme Abraham, il y a 4 000 ans,Tel père tel fils,Nous continuons la rédemption de la terre d’Israël ».
Deux maisons sont ciblées, la mal nommée Beit HaShalom (Maison de la paix) — Rajabi House pour les Palestiniens —, dont l’achat revendiqué par la communauté juive a été mis en doute, les preuves de la transaction étant des faux ; les colons qui l’occupaient ont été expulsés en 2008 ; Beit HaMachpelah (Maison des patriarches) — Abu Rajab House, pour les Palestiniens —, occupée et rapidement évacuée en 2012 (6). Après un résumé succinct des événements, les objectifs sont fixés :
« Quelle est la prochaine étape ?
- Nous nous préparons à retourner à Beit HaShalom - Nous revendiquons le retour à Beit HaMacheplah, ce qui est notre droit - Nous sommes bien avancés dans le processus d’achat d’autres maisons
Avec vous, nous continuons dans la voie d’Abraham — la rédemption de la terre d’Israël » (7).
Et les Palestiniens dans tout ça ?
Quels Palestiniens ?
La population est invisible. Quoique, si on y prête attention, ils sont bien là. Encore faut il y prêter attention...