La traduction de ce texte en arabe se trouve ici.
Il est bien difficile de se faire une idée de ce que pensent les Egyptiens. Les médias aux ordres chantent les louanges des militaires et demandent la liquidation des Frères musulmans. Les journaux qui tentent, timidement, comme le quotidien Al-Chourouk, de donner la parole à ceux qui, tout en condamnant les Frères refusent les militaires, sont soumis à des pressions financières, à une diminution de leurs ressources publicitaires. Si des médias liés aux Frères rendent compte des manifestations qui, depuis le coup d’Etat du 3 juillet, se poursuivent, il est impossible de se faire une idée de l’ampleur de ce mouvement, notamment en dehors du Caire ou d’Alexandrie, où les journalistes étrangers sont rarement présents.
Lire Fadi Awad et Claire Talon, « Fracture chez les écrivains égyptiens », LeMonde diplomatique, décembre 2013.
Le projet de Constitution (lire « La Constitution égyptienne est-elle révolutionnaire ? », OrientXXI, 4 décembre 2013), qui sera soumis au vote populaire (voir ici le texte en anglais et en arabe) en janvier prochain consacre le pouvoir militaire (le ministre de la défense devra être nommé par l’armée pendant une période transitoire de huit ans et et les procès militaires contre les civils se poursuivront). Si le texte dénonce la torture, celle-ci se pratique en toute impunité dans les prisons où les détenus Frères musulmans sont rejoints par une série de jeunes révolutionnaires, pour certains symboles de la révolution de 2011 (lire « Egypte : chroniques d’une contre-révolution (III) », 2 décembre 2013).
Le résultat du scrutin fait peu de doutes, l’appareil de l’« Etat profond », soutenu par la plupart des forces politiques, se mobilisant, comme sous l’ancien président Hosni Moubarak, pour permettre l’« expression libre » de la population. A part les Frères, qui appelleront sans doute au boycott, et les forces dites de la troisième voie (« non aux Frères, non à l’armée »), seul le parti Egypte forte de l’ancien candidat à la présidentielle Abdelmonem Aboul Foutouh (près de 20 % des suffrages) exhorte à voter non.
Je n’aime pas beaucoup les sondages et ils sont à manier avec la plus grande prudence. Ce qui fait l’intérêt de celui mené par le Zogby Research Services, « Egyptian attitudes, septembre 2013 », c’est qu’il s’inscrit dans une série d’études faites par cet institut — une en mai, l’autre en juillet et celle-ci en septembre — et permet de mesurer l’évolution des opinions. Il permet aussi de mettre en lumière les divisions profondes de la société.
Quelques enseignements :
• L’influence du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), qui avait chuté à environ un quart de la population en mai et juillet, a remonté en septembre à 34 %. En revanche, le grand parti salafiste Nour, qui soutien les militaires, est passé de 29 % en mai, à 22 % en juillet et à 10 % en septembre. La confiance dans l’opposition officielle, le Front de salut national, est tombée de 22 % en mai à 13 % alors que celle accordée au mouvement du 6 Avril, très actif dans la révolution de janvier-février 2011, tourne autour de 20 %. Le mouvement Tamarrod, qui a joué un rôle important dans les manifestations du 30 juin ayant abouti à la chute de Mohammed Morsi, conserve un large appui, bien qu’il soit difficile de l’interpréter : le mouvement a éclaté en de multiples fractions, certaines très critiques du pouvoir militaire, d’autres le soutenant sans réserves.
• Sur l’appréciation du coup d’Etat du 3 juillet, une courte majorité de la population le rejette (51 % contre 46 %).
• Si la majorité pense que la situation a empiré depuis le 3 juillet, une écrasante majorité (83 %) voit l’avenir avec optimisme.
• Malgré la vague de « sissimania » (en référence au ministre de la défense Abdel Fatah Al-Sissi, véritable homme fort du régime) orchestrée par les médias, les opinions sur lui sont très partagées : 46 % lui font confiance, 52 % non. S’agissant de Morsi, 44 % lui font confiance, 54 % non.
• La confiance dans l’armée reste élevée, 70 %, alors qu’elle avait culminé à 91 % en juillet.
• Si une majorité écrasante affirme qu’une réconciliation nationale est importante pour l’avenir du pays (79 %), l’opinion est pourtant divisée sur le fait de trouver une solution incluant les Frères dans le jeu politique (42 % y sont favorables, alors que 50 % pensent qu’ils doivent être interdits).
S’il y a quelque chose qui fait l’unanimité parmi les Egyptiens, c’est leur hostilité aux Etats-Unis (94 %) et à l’Union européenne (86 %). L’opinion est divisée sur l’Arabie saoudite (58 % ont une vision positive et 42 % négative), sans doute parce que ce pays a accordé une forte aide financière à l’Egypte.