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Lettre d’Iran

Un rayon de soleil égaré dans le ciel de Téhéran

par Marmar Kabir, 15 janvier 2014

En cette veille de l’hiver, nous fêtons la plus longue nuit de l’année, Yalda (1). Mon père n’est plus parmi nous. A sa place, en haut du salon, sur le fauteuil en bois orné de velours défraîchi, est assis mon oncle. Il n’a pas la carrure ni l’éloquence de son frère aîné. Son complet gris mal taillé et mal repassé tient à sa taille par une fausse ceinture Versace de seconde main en cuir marron clair. Retraité de l’éducation nationale, il fait le taxi pour arrondir les fins de mois avec sa vieille Peugeot montée en Iran. Son épouse a rejoint les enfants, qui travaillent en Allemagne, et il vit dans son appartement au centre de Téhéran avec une femme à qui il est lié par un mariage provisoire qu’il ne souhaite pas dévoiler.

J’ai préparé un ragoût d’aubergine et de dinde, viande bon marché et très à la mode dans les boucheries de Téhéran en ces temps de flambée des prix. Ma mère a acheté au marché subventionné par l’Etat des grenades et une pastèque de médiocre qualité, mais qui font tout de même l’affaire – un rituel de la soirée de Yalda que nous essayons d’honorer. Nous allons faire un vœu et M. Jafari, un vieil ami de mon père, va ouvrir au hasard une page du recueil de poèmes de Hafez et interpréter les vers pour nous apporter des réponses et nous donner un peu d’espoir : l’autre coutume de la soirée. Ma tante est assise à côté de ma mère, attendant patiemment qu’on lui demande de chanter avec sa voix aigüe. Elle a préparé un très bon gâteau aux noix. Son mari discute avec mon oncle et coupe la pastèque en rondelles uniformes. Sous-traitant de pièces détachées, son atelier souffre d’un manque de commandes depuis l’embargo.

Ma mère souffre d’arthrose, elle n’a plus le cœur à ce genre de fête, mais elle ne se plaint pas. Sarvenaz, ma collègue de Shiraz qui vit seule à Téhéran, prend des photos de nous tous, rassemblés autour des fruits et des gâteaux, pour aussitôt les faire circuler sur Facebook. Dans tous les foyers se téléchargent les photos de pastèques et grenades, faux sourires aux rouges à lèvres brillants, cheveux lissés, décolorés et bonheur familial affiché, pour accueillir le plus de « like » possibles, particulièrement de la part de la famille et des amis émigrés, exilés et nostalgiques. Des photos qui rivalisent avec l’abondance des fêtes de la diaspora à Los Angeles, mariant les grandioses sapins de Noël aux grenades et pastèques ornées de Yalda. Des photos qui suscitent aussi l’envie de ceux qui, perdus quelque part dans le monde, s’y attachent pour s’entourer, au moins virtuellement, de leurs proches. Parmi ces derniers, ma tante Mojgane, célibataire, a quitté le pays dans les années 1980. Elle est informaticienne au Danemark et passe ses longues soirées solitaires sur Internet. Ma mère ne se lasse pas de lui présenter encore des prétendants : ex-prisonnier politique reconverti dans les affaires, ingénieur divorcé, musulman modéré, retraité de l’armée – et tous seraient prêts à la rejoindre à Copenhague…

Faramarz, mon cousin, arrive avec deux copains. D’emblée, il raconte bruyamment comment la semaine dernière, à Tabriz, avec les autres supporters, ils ont nettoyé dans un élan spontané le terrain tapissé de neige, quelques minutes avant le match de Tractorsazi (2), afin que le match ait lieu. Leurs portables sonnent sans cesse et reçoivent des vœux. Les trois pianotent sur leurs claviers tout en continuant à parler fort.

Ils sont arrivés à l’improviste, le ragoût ne va pas suffire ; avec Sarvenaz nous préparons des grillades de dinde hachée et réchauffons du pain sorti du congélateur. De la cuisine, nous entendons mon oncle répéter ce qu’il a entendu dans son taxi de différents clients. Il passe d’un sujet à l’autre : le rôle de la Russie, les ambitions d’Obama dans la région, Fabius et la position de la France… il essaie d’argumenter et ne parvient pas à s’en sortir. M. Jafari lui dit d’attendre le résultat et ne pas s’emballer, puis lui demande de revenir à Hafez. Il n’entre dans les débats que s’il les lance lui-même, en général pour y glisser une de ses péripéties sur la guerre avec l’Irak, ou une de ses histoires de la prison d’Evin. Jeune et fervent révolutionnaire anti-américain en 1980, il avait été sur le front pour arrêter « l’ennemi irakien armé par l’impérialisme » ; s’en suivirent cinq années de prison. Il y a appris le français d’un prisonnier ayant fait ses études en Belgique et a résisté comme il pouvait, avant d’être libéré en 1989 en jurant aux geôliers qu’il allait faire ses prières et ne plus se rapprocher de ses anciens camarades, dont la plupart avaient été exécutés faute d’accepter ces deux conditions. Il a ensuite élevé des poules, réparé des ordinateurs, installé des satellites sur les toits en cachette, vendu des téléphones portables et même boursicoté. Depuis peu, il vend des livres dans un supermarché et anime un cercle de poètes.

La voix de M. Jafari est de plus en plus imposante :

« Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain,
sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme.
Ne sois pas triste »
 (3).

Avant le dîner, ma mère prend sa capsule rose de Novalgic, achetée à prix d’or au marché noir. Un remède qui la rassure plus qu’il ne la soulage. L’huile de crevette contenue dans les pilules ne peut rien contre sa douleur, liée à l’usure des os et au fardeau de la vie qu’elle mène, mais elle a vu la publicité sur les chaînes diffusées par satellite et n’en démord pas.

Quelques photos du dîner bien présenté et des sourires radieux sont postées sur le réseau. M. Jafari bouge la tête et fait des grimaces en chantant avec un fort accent Le Parapluie de Brassens : « Un p’tit coin d’parapluie / Contre un coin d’paradis / Elle avait quelque chos’ d’un ange… » Sans comprendre les paroles, tout le monde applaudit et ma tante se lance dans la dernière chanson d’Ebi. La mélodie ne s’y prête pas mais mon oncle se lève pour danser. Sarvenaz filme toutes les scènes et les envoie sur la Toile... des « like » apparaissent aussitôt…

Mon cousin nous propose de finir la soirée chez un ami. Sarvenaz est tout de suite emballée et s’enferme dans la salle de bain pour se refaire une beauté. Ma mère demande à M. Jafari de rester encore un peu, je ne peux m’empêcher de lui jeter un regard consterné. Mon oncle souhaite rester aussi mais personne n’insiste. Il enfile alors lentement son imperméable vert kaki et nous embrasse un par un avant de partir. Mon cousin lui chuchote dans l’oreille « dépêchez-vous, on vous attend… » Ma tante et son mari ne semblent pas prêts à terminer cette longue nuit de fête, surtout pas avant qu’elle chante une deuxième fois ; ils demandent à leur fils de ne pas rentrer tard.

La musique est forte chez l’ami, l’odeur du tabac se mêle aux parfums des filles bien maquillées. Presque tout le monde danse. Sarvenaz se perd dans la foule entraînante. Nima, le copain de mon cousin, remarque mon désarroi, s’approche et me demande si je n’ai pas plutôt envie de marcher et de prendre l’air. J’hésite mais accepte.

Nous nous dirigeons à pied vers le parc Gheytarieh, il fait froid, les voitures se faufilent dans les ruelles étroites, peu de passants sont encore dehors à cette heure tardive. Je n’éprouve aucun sentiment envers lui mais préfère marcher à ses côtés plutôt que de garder un sourire figé toute la soirée, mal habillée et un peu décalée… Il essaie de meubler le silence qui commence à s’installer et à peser. Il parle de ses études de gestion et de son travail à temps partiel dans la société de son beau-frère en tant que représentant commercial. Il explique enfin que l’accord du 24 novembre sur le nucléaire avec les Occidentaux lui donne beaucoup d’espoir… Dubitative, je regarde le panneau publicitaire géant de Tefal accroché au mur du centre commercial en face du parc, centre qui regorge des produits importés malgré les sanctions, avec des pères Noël se mêlant aux décorations de Yalda dans les vitrines et lui réponds qu’il faut déjà se réjouir de ne pas subir une attaque militaire. Je regrette d’être aussi insignifiante dans la conversation mais le cœur n’y est pas. Après un bref tour devant le parc, où il a parlé davantage que moi, il m’accompagne jusqu’à la maison, un peu contrarié par mon attitude distante.

Soulagée de retrouver le calme, j’allume l’ordinateur, toujours aucun message… Je range le salon et lave la vaisselle, le ciel gris laisse passer une lueur que j’aperçois à travers le voilage usé du rideau du salon. Je ne sais pas s’il s’agit du jour qui se lève ou d’un rayon de soleil égaré dans le ciel de Téhéran.

Ce texte est également paru dans l’édition allemande du Monde diplomatique.

Marmar Kabir

L’auteure de ces lignes est également connue sous le pseudonyme de Mitra Keyvan.

(1A propos de Yalda, voir la page Wikipedia.

(2Club de football connu à Tabriz, au nord-ouest de l’Iran.

(3Quatrain de Hafez.

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