Ouverte comme un volcan, cadrée au plus près, la bouche qui égrène des slogans au porte-voix d’un visage qu’on ne voit pas pourrait être celle de chaque manifestant descendu dans la rue « pour le pouvoir d’achat », parce que « la vie est trop chère ». Et ils sont nombreux, en cette journée du 20 février 2011, à s’exprimer ainsi sur la place aux Pigeons, à Casablanca. Une femme au regard grave et approbateur, acquiesce : « Ils veulent leurs droits ». Dans la foulée des printemps arabes, les Marocains aussi exigent « l’égalité, la justice sociale et la dignité », des réformes politiques et sociales. Le mouvement de la caméra est d’emblée saisissant dans ses focus et ses lignes de fuite. Il va donner une composition et une tonalité singulières à C’est eux les chiens, une esthétique forte et en rupture avec le formalisme qui caractérise encore trop souvent le cinéma maghrébin. Deuxième long métrage de Hicham Lasri — après The End (1) —, le film sort en salles le 5 février et a déjà reçu plusieurs prix prestigieux, dont celui de la meilleure interprétation masculine au Festival international du cinéma d’auteur de Rabat, décerné à Hassan Badida qui compose l’étrange et attachant Majhoul (2).
Il surgit, en marge des manifestants, avec son long corps maigre et ses traits creusés, semble perdu et hébété, au bord du déséquilibre, physique et mental, mu par l’excitation. Il vient de sortir de prison, après y avoir passé près de trente ans sous le matricule 404, dans la solitude la plus totale. Lors des « émeutes de la faim » de 1981, sous le règne de Hassan II, il a été raflé dans la rue comme des centaines d’autres que leurs proches n’ont jamais revus. « Je bossais dans la centrale thermique et puis je suis sorti acheter des stabilisateurs, et quelque chose de grave est arrivé ». Son fils — pour lequel il était allé chercher le stabilisateur de vélo, objet transitionnel dont il ne se défait pas à l’écran — a tout juste 4 ans. Il ne le verra pas grandir.
Entre documentaire et fiction — la plupart des prisonniers des « émeutes du pain » ont été libérés il y a une dizaine d’années —, le film mélange les genres et les époques qu’il couvre surtout comme toile de fond et pour les émotions qu’elles génèrent. La mise en miroir des deux mouvements de contestation, à trente années d’écart, est troublante. Elle va devenir le fil d’Ariane du scénario, où en essayant de recouvrer sa mémoire et son passé Majhoul interroge les répétitions de l’histoire.
Pour poursuivre cette investigation, il va « innocemment » percuter une équipe de la télévision publique chargée de couvrir le mouvement social. Yahya El Fouandi, en particulier, interprète avec brio un journaliste flambeur et macho, obsédé par le scoop et peu regardant sur les moyens lui permettant de faire coller ses propres représentations du monde avec la réalité. Un vieux cadreur et un jeune stagiaire l’accompagnent, symbolisant deux générations et deux rapports à l’image différents. Le premier ne prend que des plans fixes et centrés, le second est nourri à la « culture YouTube ». Ils se jettent sur Majhoul, dont ils voudraient mettre l’histoire en boîte, et vont se démener pour retrouver avec lui sa femme et son fils, dans un périple qui tient du road movie. Rien d’altruiste dans leur démarche, on s’en doute, mais on est loin d’imaginer jusqu’à quel degré de manipulation ils peuvent aller.
C’est aussi un des secrets de fabrication du film, qui construit sans en avoir l’air une vision au vitriol d’une société gangrenée par la répression et le mensonge, qui met en scène une histoire d’hommes avec leur violence et leur agressivité, où l’absence des femmes vient souligner la puérilité de leur monde immature.
L’injustice que Majhoul a subie, sa soif de retrouver sa femme et son fils créent avec lui une relation d’empathie. On se prend à croire au récit familial qu’il s’est réinventé, mais il ne sera pas accueilli comme celui qui a manqué et dont le retour est fêté dans l’allégresse. Son passé de buveur impénitent et d’amateur de prostituées est resté collé à ses chaussures.
S’il semble être, dans sa quête éperdue pour remonter le temps, le sujet premier du film, la ville de Casablanca et sa population, saisie dans son activité chaotique, ses contrastes, depuis sa luxuriance jusqu’à ses bidonvilles, sont aussi au centre du scénario.
Lire « Le “printemps arabe” n’a pas dit son dernier mot », Le Monde diplomatique, février 2014 en kiosques.
Pour le spectateur, c’est une plongée intime au plus près de la population marocaine saisie dans une période d’effervescence où tout le monde veut prendre la parole, où les sujets d’un royaume vont se transformer en citoyens et s’inscrire dans le basculement d’un moment historique pour le monde arabe, dont une bande son et quelques images télé font entendre des échos d’ailleurs : Libye, Egypte...
Hicham Lasri a travaillé avec des amateurs pour pouvoir créer le trouble en amenant des non-professionnels à une densité de présence rare. Il a transgressé les conventions et osé de multiples inventions cinématographiques, depuis des prises syncopées d’images jusqu’à l’écran noir — au moment où la caméra est dérobée —, jouant sur le processus du film en train de se faire.
Un film sans happy end, où l’élan vers la liberté de Majhoul est brisé, et qui pourrait aussi être une métaphore des révolutions arabes.
Pour Hicham Lasri, c’est « un film lucide, mais pas désespéré », au travers duquel il a aussi voulu montrer « un monde en colère ».
Avant-première en partenariat avec Le Monde diplomatique et Les Amis du Monde diplomatique :
Le lundi 3 février à 20h30 au cinéma les 7 Parnassiens.
98, boulevard du Montparnasse - Paris 14ème.
Avec Alain Gresh qui animera cette soirée aux côtés de Hicham Lasri, Hassan Badida et Nabil Ayouch (producteur du film).
Les Amis du Monde diplomatique qui s’inscriront à la soirée à l’adresse suivante : rsvp@nourfilms.com bénéficieront du tarif réduit du cinéma à 6,20 euros.
Le film sort officiellement le mercredi 7 février ; Hicham Lasri et Hassan Badida animeront un débat à cette date après la projection de 20 heures au cinéma Saint-Michel à Paris.