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Avec un œil sur le Sud libyen

La France gendarme en chef du Sahel

Sans trop le dire, l’exécutif français, sous la houlette du ministre de la défense — un très proche du président François Hollande — organise actuellement un redéploiement de ses moyens militaires dans le Sahel, en rêvant de coordonner son dispositif avec les Américains, et en envisageant à terme le lancement d’une — nouvelle ! — opération internationale en Libye.

par Philippe Leymarie, 6 février 2014

Jean-Yves Le Drian, le ministre français de la défense, s’en est expliqué à Washington, le 24 janvier dernier, lors d’un propos liminaire à sa conférence de presse conjointe avec son homologue américain Chuck Hagel]. Explication de texte...

« J’ai présenté à M. Hagel la manière dont la France allait prochainement reconfigurer son dispositif militaire en Afrique et au Sahel pour mieux identifier et cibler les menaces terroristes sur cette vaste zone qui va de la Mauritanie au Tchad ».

 Reconfiguration, et non pas révolution, transformation, ou réduction : on bouge les pions, on redimensionne les unités, on redéfinit les priorités et les modes d’engagement, mais on ne ferme pas les implantations.

 Prochainement, c’est-à-dire sans doute cette année, mais ce n’est donc pas fait ; une affaire de mois, au minimum.

 Cibler les menaces terroristes : il ne s’agit pas (ou plus) d’aider les Etats en matière de gouvernance, de sécurité au sens large, d’intégrité de leur territoire, de retour à la légalité, etc., mais surtout d’empêcher la reconstitution « d’émirats » djihadistes, à l‘instar de ce qui s’était passé en 2012 au Nord-Mali.

 De la Mauritanie au Tchad  : comprendre qu’il suffirait de peu (passer du Tchad au Soudan, puis à Djibouti-Somalie, au Yémen et au Golfe) pour retrouver « l’arc de crise de l’Atlantique à l’océan Indien », autrement dit le « croissant terroriste » identifié dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (PDF), publié sous la présidence Sarkozy.

Partage du fardeau

« Une menace [terroriste] à la fois pour ces Etats africains, mais aussi pour notre sécurité collective. Ce réajustement de notre dispositif, qui doit nous permettre d’être plus réactif et plus flexible, doit aussi tirer davantage parti des synergies possibles avec nos partenaires stratégiques ».

 Notre sécurité collective : s’adressant aux amis américains, le propos ne peut que faire mouche. La chasse aux terroristes est une préoccupation constante outre-Atlantique. Mais le partage de fait du « fardeau » de la sécurité en Afrique avec la France est une vieille constante, même si le Pentagone a fait son entrée sur le continent en mai 2003 avec la création d’une base à Djibouti, complétée en 2013 par une implantation de drones au Niger, et d’un commandement spécialisé pour l’Afrique (« Africom »), mais basé à Stuttgart, en Allemagne. Pour l’essentiel, Washington reconnaît le savoir-faire et l’implication méritoire de la France dans les interventions militaires en Afrique, et lui accorde son soutien logistique (transport, renseignement).

 Réajustement du dispositif : il s’agit d’un redéploiement progressif des moyens français dans le Sahel, avec une baisse des effectifs au Mali mais le maintien d’une base militaire (1 000 hommes à Gao, avec hélicoptères) ; développement des moyens d’observation et de renseignement, regroupés notamment à Niamey, au Niger (drones, avions de patrouille Atlantique) ; concentration des autres moyens aériens (chasseurs, transports tactiques) à N’Djamena, au Tchad ; maintien d’une base-arrière pour le détachement « Sabre » des forces dites « spéciales » à Ouagadougou, au Burkina-Faso (d’où ces unités commandos peuvent rayonner, par exemple sur le site d’Areva à Arlit au Nord-Niger, ou à Faya-Largeau, au Nord-Tchad) ; avec un appui, côté logistique, sur la base d’Abidjan (Côte d’Ivoire).

 Réactif et flexible : c’est le rêve ! Mais tout cela se passe dans des zones semi ou totalement désertiques (mais pas inhabitées), et vastes comme le continent européen… Sur le plan militaire, cette légèreté de l’empreinte, cette mobilité, cette souplesse et cette réactivité sont tout à fait dans les visées américaines, telles qu’elles avaient été formulées déjà par Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense de 2001 à 2006, à l’époque du président George W. Bush.

 Les synergies : l’ami américain se tient derrière les Français et autres Européens (exerçant, si possible, une sorte de « leadership en retrait »), en leur assurant une couverture satellite, une aide au ciblage, des facilités de renseignement et de transport…

Haut niveau

« J’ai proposé à M. Chuck Hagel d’approfondir et la coopération opérationnelle et le dialogue stratégique avec Washington sur l’Afrique, avec notamment la mise en place d’un groupe à haut niveau d’analyse stratégique sur cette région. Ce groupe aura pour tâche de développer une réflexion sur le cadre nous permettant de passer d’une logique de soutien dans l’urgence à une logique d’opérations coordonnées, voire conjointes, dans la durée ».

 Coopération opérationnelle : elle n’est guère avancée, sauf sur l’aéroport de Niamey, où les drones américains et français (récemment livrés par les Américains) se côtoient et se répartissent sans doute les zones de patrouille — sachant que les deux Reaper « français » à l’œuvre ne sont pas armés, contrairement à certaines des machines utilisées par les collègues américains.

 Dialogue stratégique : il n’est pas formalisé, même si des think tanks ou des organismes publics organisent, des deux côtés de l’Atlantique, des séminaires, colloques et autres échanges sur la question.

  Le groupe à haut niveau : c’est une première, dans le genre ; mais c’est le type de proposition qui ne mange pas de pain ! A voir à l’usage…

  Soutien dans l’urgence : c’est ce qu’ont accordé les Américains chaque fois que Paris se lançait dans une opération de « police » en Afrique ces dernières années.

  Opérations coordonnées, voire conjointes : c’est peut-être, pour la France moyenne puissance », pousser le bouchon un peu loin !

  Dans la durée : il n’est pas sûr que Washington souhaite s’engager à long terme sur un terrain qui ne fait pas partie de ses grandes priorités stratégiques, même si elle garde un œil acéré sur Al-Qaida et ses métastases régionales.

Opération dans le « trou noir » ?

Pour les Américains comme pour les Français, l’interrogation principale concerne la Libye, qu’évoquait récemment l’amiral Edouard Guillaud : « Sans Etat, elle reste un “trou noir”. Nous ne voudrions pas que ce ”trou noir” devienne un nouveau centre de gravité, de régénération en équipement et armes : un jour, il faudra bien se poser la question à l’échelle internationale ».

Pour le chef d’état-major français sortant, une action internationale, menée bien sûr en liaison avec les autorités libyennes actuelles, et visant à “nettoyer” le Fezzan, la région de l’Oubari-Sebha-Mourzouk, serait un « scénario idéal ». Le Niger, où les militaires américains et français s’implantent donc durablement, est en première ligne : son ministre de l’intérieur, Massoudou Hassoumi, a déclaré le 5 février sur Radio France Internationale (RFI) que son pays souhaite une intervention des puissances étrangères dans le sud de la Libye, qui constitue « un incubateur des groupes terroristes ».

Reste l’inconnue algérienne, qu’évoque par exemple Jean-Dominique Merchet sur son blog Secret défense : « Jean-Yves Le Drian n’a pas encore pu expliquer en détail à ses interlocuteurs algériens, par exemple le premier ministre Abdelmalek Sellal, ce que la France faisait dans ce qu’Alger considère volontiers comme son arrière-cour.

Voir 3 000 militaires français déployés en permanence au sud de l’Algérie pourrait ne pas amuser tout le monde là-bas, alors que les relations avec l’ancienne puissance coloniale restent passionnelles. Sur le papier, Alger et Paris combattent les mêmes groupes djihadistes, mais la réalité du terrain et les susceptibilités des uns et des autres ne permettent pas une coopération étroite et confiante. L’Algérie pourrait donc rester le point aveugle de cette “régionalisation de la bande sahélienne”, mise en place par la France. »

Face cachée ?

Le gaz, l’or et l’uranium, moteurs de l’activisme français ? C’est ce qu’assurent la plupart des observateurs étrangers, pour qui il y a une face cachée à ces interventions présentées comme « humanitaires ». Ils ne comprennent pas autrement le volume et la constance de l’effort sécuritaire français dans cette région, avec son dernier avatar : l’opération Sangaris, en République centrafricaine.

Mais le gaz, c’est l’Algérie. Pour ce qui est de l’or, « la France apparaît quelque peu marginale », reconnaît l’ONG Survie qui, d’ordinaire, ne la ménage pas. Reste l’uranium : la France, numéro un mondial du nucléaire civil, contrôle 20 à 25 % du marché international. Le minerai extrait au Niger (1), est une source d’approvisionnement capitale (25 à 30 % du total d’Areva) mais pas unique : sur le continent africain, Areva est également présent au Gabon, en Namibie, en Afrique du Sud, et vise dans le futur la Centrafrique, voire le Mali. Ailleurs, il y a également l’Australie, la Mongolie, le Canada. Les mirifiques gisements qui, selon certains, seraient enfouis sous le Sahel, existent peut-être, mais restent pour le moment hors d’atteinte.

Il faut plutôt voir dans l’engagement « incompréhensible » (y compris pour l’opinion hexagonale) des militaires français en Afrique le résultat d’un « mix » : l’étroitesse des liens politiques, économiques et humains avec ces pays ex-colonisés de l’aire francophone ; la défense d’une position internationale qui est de plus en plus contestée à la France (le siège de membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU ; et la « claque » des alliés africains, qui votent souvent aux côtés de la France, etc.). Pour autant, en dépit de certaines apparences, on n’en est pas au « retour au temps béni des colonies ».

Remaillage méthodique

L’intendance suivra-t-elle ? En principe, la reconfiguration est à coûts constants. Mais l’entretien sur le terrain d’une trentaine d’aéronefs, de moyens d’écoute et de renseignement, ainsi que la relève des personnels (notamment en forces spéciales, très sollicitées ces temps-ci, alors que leur effectif total n’est que de 3 000 hommes) pourrait générer quelques dérapages budgétaires, qu’il faudra bien compenser.

Et, au passage, cette remarque d’un lecteur du blog Secret défense : « A force d’investir l’Afrique et autres territoires avec des unités surentrainées, que fait le reste de l’armée de terre en France ? L’immense terrain d’opérations en Afrique est d’ailleurs en train de démontrer que les régiments classiques , “de préfecture”, sont hors de course (2). Voire le gouffre de crédits mal employés ».

On est loin en tout cas des objectifs de rétractation du dispositif militaire français en Afrique, évoqués par Nicolas Sarkozy en 2008, voire de la fermeture des bases longtemps rêvée par une partie de la gauche. C’est au contraire un remaillage méthodique qui est à l’œuvre, à effectifs constants (6 000 hommes), mais avec un rééquilibrage en faveur du Sahel (où seront déployés au total 3 000 hommes), compensé par une nouvelle baisse d’effectifs à Djibouti (qui reste, pour l’instant, la base la plus importante du dispositif français, mais tournée essentiellement vers la Somalie, la Corne, le Golfe). Une reconfiguration dans une optique décidément très « américaine » : forces spéciales, mobilité, souplesse. La France, bon élève de l’OTAN !

Philippe Leymarie

(1Raphaël Granvaud, auteur de Areva en Afrique, une face cachée du nucléaire français (éditions Agone, Dossier noir n° 24 de Survie. 304 pages, 14 euros) écrit : « Alors qu’une lampe sur trois est éclairée en France grâce à de l’uranium nigérien, la plupart des Nigériens n’ont pas l’électricité. »

(2En fait, c’est sur ces régiments que sont prélevés, entre autres, une partie des effectifs prépositionnés ou envoyés en opération extérieure en Afrique.

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