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« Orchidées », de Pippo Delbono

Une douce fragrance de soufre

Le théâtre du Rond-Point vante les mérites d’un (énième) « terroriste culturel ». Mais cette fois, pas des moindres. Ainsi accrédité, Pippo Delbono s’en donne à cœur joie pour tout faire exploser : les rôles, les personnages, les codes de la dramaturgie, mais aussi les repères, les réflexes et les tympans des spectateurs. De son propre aveu, le « créateur » — de quoi ? — n’aime plus le théâtre. Aussi achève-t-il de le mettre en pièces pendant cent dix longues minutes.

par Aurélien Bellucci, 18 février 2014
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Photo © Giovanni Cittadini Cesi

A Paris, un soir de semaine à la tombée de la nuit, les gens se rassemblent devant les portes du théâtre. Tout est normal, à ceci près : le public va être agressé. Mais il le sait. Et brave courageusement le danger. Le jeu en vaut la chandelle : tout est organisé par un terroriste certes, mais culturel. Marre des spectacles sans risque. Delbono est assis tout en haut des gradins, la lumière s’éteint, boum ! Les baffles crachent des mots si forts qu’il est impossible de protester, si mal articulés qu’il est impensable de comprendre quoi que ce soit : l’attentat démarre.

Onze personnes — presque toutes muettes devant l’omniprésence du terroriste — entrent sur une scène sans décor, à l’atmosphère morne, grisâtre ; Delbono les rejoint en continuant de parler, un peu plus distinctement, en français et en italien (surtitré), en racontant quelques anecdotes qui lui sont arrivées, annonçant la couleur des orchidées, qui ne sont rien d’autre que des bribes éparpillées de son existence. Naissance de Delbono (à laquelle correspond l’explosion des baffles). Itinéraire de celui qui deviendra un « terroriste culturel ». Mort de la mère de Delbono — ses derniers soupirs ont été filmés et sont montrés en fond de scène. Le terroriste, lui, n’est pas mort : il est toujours sur scène. Orchidées ou narcisses ? Delbono se raconte et se regarde...

Pippo aime cette musique. Pippo aime ce tableau. Pippo aime sa mère et Saint Augustin, Tchékhov et Shakespeare, qu’il cite sans arrêt pour ponctuer son méli-mélo de paroles de références savantes, accompagnées de musiques d’ordinaire envoûtantes (Deep Purple, Miles Davis, Nino Rota, Pietro Mascagni, Enzo Avitabile) et rendues ici assommantes... Sans parler de l’hommage raté à Pina Bausch, ridiculisée par des parodies chorégraphiques calamiteuses. Mais ce n’est pas tout, Pippo Delbono aime aussi les personnes différentes : le vagabond Nelson Lariccia, le trisomique Gianluca Ballare, le microcéphale Bobò... sorti d’un asile de Campanie. Ou plutôt, Pippo Delbono aime les sortir de leurs conditions pour les exhiber à la face du monde, comme de pauvres bêtes oubliées ou maltraitées qui sont pourtant capables de faire des acrobaties comme au cirque ; d’ailleurs les habits de clowns leur siéent si bien... Pas vrai, public du Rond-Point ? Ah si, si, si ! Peu de personnes se sont échappées de la salle. Et que d’acclamations pour conforter Pippo Delbono terroriste, Pippo Delbono narcissique, mais aussi Pippo Delbono chantre de la justice.

S’il n’aime pas le théâtre, c’est parce qu’il a « perdu son sens de la révolte, sa nécessité ». Pippo Delbono prétend au contraire lui redonner sa « vie », sa « vérité », sa « révolution ». Car il est un artiste révolté, lui. C’est pourquoi il critique les Berlusconi et autres Dieudonné dont les frasques n’ont évidemment par été suffisamment commentées dans les médias. Ca c’est de la révolte ! Ca c’est de la nécessité ! Ah oui, oui, oui ! s’enthousiasme le public du Rond-Point sans faiblir. Alors, de photos du cavaliere en parodies de quenelle, Pippo Delbono s’insurge, sans compromis ni complaisance, et redonne enfin au théâtre les lettres de noblesse qu’il avait perdues. Quelle vie, vérité, révolution... Bravo l’artiste !

Lire Thomas Ostermeier, « Du théâtre par gros temps », Le Monde diplomatique, avril 2013.Mais pourquoi jeter l’anathème sur le théâtre ? Le média le plus épargné par la désinformation, le fait divers, la peopolisation, la publicité, autant de maux qui ont englouti tour à tour l’information et l’engagement. Le théâtre a encore la capacité de susciter le scandale, de faire passer un message, et le terroriste Delbono lutte à la fois contre scandale et message, en parlant de l’actualité la plus banalisée, en pratiquant l’exhibition la plus sordide, en se racontant avant toute chose, en se produisant par ailleurs dans un théâtre largement subventionné. C’est ainsi qu’en évitant les sujets fâcheux, il fait en quelque sorte le jeu de ceux qu’il désigne comme ses adversaires : les responsables de la « crise », du « racisme », de l’ « homophobie ». Mais aussi de ceux à qui selon lui s’adresserait le théâtre d’aujourd’hui, une « catégorie sociale unique » aux antipodes, bien sûr, des producteurs des spectacles du Rond-Point et de ceux qui accourent pour y assister. Bravo le terroriste !

Alors, pour ceux qui auraient malgré tout trouvé, il y a un mois environ, une place pour Orchidées dans une enveloppe de Noël, allez-y, mais armez-vous de patience et de boules Quiès avant d’assister au nouvel attentat d’un des grands pourfendeurs contemporains du théâtre.

Orchidées, de Pippo Delbono, 1h50. Du 19 février au 22 février à 20 heures, à la Grande salle du Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées (le spectacle était joué au Théâtre du Rond-Point du 29 janvier au 16 février).

Aurélien Bellucci

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