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Rencontre avec l’auteur de bande dessinée Li Kunwu

La tête au-dessus des nuages

par Martine Bulard, 24 février 2014

Infatigable, Li Kunwu a repris son crayon pour poursuivre son exploration de l’histoire contemporaine de la Chine. Dans ses bandes dessinées précédentes, Une Vie chinoise (en trois tomes), l’auteur passait au crible la période maoïste, puis celle des réformes lancées par Deng Xiaoping jusqu’à nos jours, à travers la vie au quotidien.

Cette fois, sa chronique commence en 1903, quand les Français qui occupent le Vietnam et certaines enclaves chinoises décident de construire une ligne de chemin de fer entre le port vietnamien de Haiphong et la capitale du Yunnan, Kunming. « Pendant plus de sept ans, deux cent mille Chinois ont participé à l’élaboration de cette ligne », écrit Li Kunwu qui se met en scène comme enquêteur afin de mieux déceler la genèse du projet, la folie de ce travail gigantesque — il faut creuser à même la montagne pour bâtir cette Voie ferrée au dessus des nuages, selon le titre de ce nouvel opus. C’est le plus souvent à travers le témoignage laissé par un ingénieur français, Pierre Mabotte, que l’auteur reconstitue la réalité au jour le jour de ce chantier hors norme, imagine les liens d’alors entre les Français et les Chinois, et perce le secret du « cimetière des étrangers » oublié de tous.

Selon son habitude, l’auteur mêle la fiction et les documents réels, le trait de crayon tourmenté qui le caractérise et les reconstitutions de photos plus vraies que nature (1), le passé en voie d’oubli et le présent frénétique. Une manière de revisiter l’histoire chinoise sans heurter de plein fouet les autorités, peu enclines à valoriser une vision non orthodoxe, et une population qui globalement regarde plus volontiers vers l’avenir que vers le passé.

Pourtant, tous les ouvrages de Li Kunwu sont en vente en Chine – le premier tome d’Une Vie Chinoise fut originellement publié en France. Et l’auteur a reçu plusieurs prix de la bande dessinée dans le monde et dans son propre pays. Aujourd’hui encore, il n’en revient pas.

Quand la poupée sort de sa vitrine

De passage à Paris, il prend le temps d’expliquer sa démarche, choisit avec soin ses mots pour éviter tout malentendu. « Comme beaucoup de Chinois, indique-t-il, j’ai changé mon regard sur la Chine au fur et à mesure de mes voyages à l’étranger. Longtemps j’ai été comme une poupée dans sa vitrine dont l’horizon se réduit... à la vitrine. En regardant de l’extérieur, on voit ce qui existe dans les autres cultures mais aussi ce qui est essentiel pour soi-même. Et je suis très attaché à mon pays — pas seulement à cause de l’histoire de la Chine et de ma propre histoire, mais en raison de sa culture spécifique, de la sensibilité et du caractère valeureux des travailleurs chinois. Dans le passé aussi bien qu’aujourd’hui. » C’est cette culture à la fois ancestrale et en perpétuel mouvement que Li Kunwu met en scène dans ses bandes dessinées — singulièrement la culture populaire, si souvent ignorée.

Certes, il reconnaît et déplore que les modes de vie étrangers soient autant valorisés aujourd’hui, que « la consommation devienne l’un des objectifs majeurs sinon unique d’une majorité de Chinois ». Une uniformisation générale qui pourrait conduire un affaissement de la culture chinoise. Mais, précise-t-il, « ce n’est pas la première fois que la Chine est confrontée à l’arrivée massive d’autres cultures, celles des mongols, des mandchous, etc. C’étaient eux les envahisseurs et pourtant nous les avons toujours absorbés tout en nous enrichissant. Je pense qu’il en sera de même à l’avenir. La culture chinoise ne peut s’éteindre. »

Il admet que si ses livres, appréciés à l’étranger, connaissent un certain succès en Chine, le retour sur le passé ne mobilise guère les foules. « L’étude de l’histoire contemporaine demeure timide et les jeunes Chinois ne s’y intéressent guère. Mais les lecteurs ne voient pas mes bandes dessinées comme des manuels d’histoire. Ils apprécient ma façon de regarder le passé à travers de la vie quotidienne et estiment que c’est réaliste. Même les jeunes ont entendu leurs grands-parents parler de ces modes de vie d’hier et d’avant-hier. Ils peuvent les voir d’un œil neuf. Et cela les fait réfléchir, sans avoir le sentiment de transgresser la doxa. »

La censure économique en relais
de la censure politique

Visiblement, les autorités ont la même appréciation. Bien que Li Kunwu décrive dans le détail les désastres du Grand Bond en avant (fin des années 1950 - début des années 1960), les crimes de la Révolution culturelle (à partir de 1966) — autant de sujets tabous dans l’historiographie officielle — il n’a subi aucune censure. Rien qui l’étonne. « On parle toujours de la censure politique — elle peut exister en effet — mais on parle peu de la censure économique qui devient très puissante. Les Chinois dépensent plus facilement pour aller au cinéma voir un film américain ou un film chinois à grand spectacle que pour acheter des livres comme ceux que je conçois. » Le réseau de distribution peut s’avérer défaillant ou compliqué. Mais « cela évolue, notamment dans les régions qui connaissent un boom économique comme par exemple à Shenzhen où Ma vie chinoise a rencontré un plus grand public. »

Sentiment ambigu vis-à-vis du Japon

Ses ouvrages ont été traduits dans de nombreux pays, y compris au Japon où il a tenu plusieurs conférences. Il voit donc d’un très mauvais œil les hostilités actuelles entre les deux pays. Et pour le coup, Li Kunwu ne sous-estime pas les horreurs de l’occupation japonaise (1937-1945). Son beau-père a perdu une jambe dans les combats contre l’occupant, et a dû vivre estropié toute sa vie. « Chaque famille chinoise a encore en mémoire les atrocités commises. Mais il fait les dépasser. Il y a résurgence d’une forme de nationalisme exacerbé et, regrette t-il, on a vu des Chinois saccager des voitures japonaises [en 2012]. C’est inacceptable. Quant au Japon, il est temps qu’il affronte sa propre histoire, à l’image de ce qu’a réalisé l’Allemagne en Europe. » Selon lui, « le gouvernement chinois essaie de contenir le sentiment antijaponais car il a peur de ne pas le maîtriser. En réalité, ce sentiment est ambigu. Les jeunes peuvent être dans la rue dans des manifestations hostiles mais ils achètent et lisent les mangas japonais[traduites en chinois]. Beaucoup de dessinateurs s’en inspirent. » Et Li Kunwu de regretter que ces derniers, « abandonnent la BD traditionnelle Lian Huan Hua [souvent de petit format — un dessin par page] et imitent les productions étrangères. Il n’y a pas encore une floraison de production moderne originale ».

De Confucius à Xi Jinpig

Quant à la politique actuelle, Li Kunwu est réticent à en parler, en tout cas en terme de pouvoirs. Cela ne l’empêche pas de pointer ce qui cloche : les villes qui grossissent sans fin, la pollution qui menace la santé, la corruption qui s’étend comme une pieuvre... Autant de thèmes qui constituent la trame de sa nouvelle bande dessinée, qui sera prochainement publiée en Chine. Une sorte de lettre ouverte (et dessinée) à son fils, qui vit à Londres. « J’y évoque toujours ces questions de la vie quotidienne à travers des cas concrets, explique-t-il. Je veux témoigner car la corruption est intolérable quand on prétend se situer du côté du peuple. » Pour lui, le nouveau président Xi Jinping est en mesure de s’attaquer à ces fléaux. Il le considère comme l’« un des meilleurs dirigeants » de la période contemporaine : il « connaît bien le peuple » et « possède une vision pour la Chine ». Li Kunwu apprécie beaucoup cette référence « au rêve chinois » qui revient dans les discours présidentiels et qui donne un espoir, une perspective à chacun — et pas seulement celle de consommer toujours plus. Il réfute tout parallèle avec le « rêve américain », noté par certains commentateurs. Une interprétation qu’il estime « très occidentalo-centrée. Tous les peuples ont leur rêve ». Le « rêve chinois », lui, plongerait « ses racines dans Confucius — plus que chez Mao Zedong — pour bâtir une Chine respectée, « soucieuse d’égalité et de justice ».

Martine Bulard

(1La galerie Pinxit à Toulouse présentera, à partir du 26 février, les photographies du Chemin de fer du Yunan de Henri Decron, des originaux du texte de Pierre Mabotte et des planches de laBD de Li Kinwu.

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