La version du texte en arabe ici.
La décision n’a pas vraiment surpris, car le feu couvait depuis longtemps sous la cendre. Le 5 mars, trois pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Bahreïn annonçaient, dans un communiqué commun, le rappel de leurs ambassadeurs au Qatar (« Saudi, Bahrain, UAE recall envoys to Qatar », Saudi Gazette, 5 mars).
Le communiqué précise que les trois pays « ont fourni des grands efforts pour négocier avec le Qatar à tous les niveaux et pour arriver à une politique commune (...) et garantir les principes de non ingérence dans les affaires intérieures des Etats-membres » (du CCG). « Ils ont aussi demandé au Qatar de ne soutenir aucun mouvement dont le but est de menacer la sécurité et la stabilité des Etat membres. »
Le communiqué fait également référence au sommet tripartite du 23 novembre 2013 entre l’émir du Koweït, celui du Qatar (le cheikh Tamilm qui venait de succéder à son père) et le roi d’Arabie saoudite, sommet au cours duquel un accord aurait été signé et que le Qatar n’aurait pas appliqué malgré plusieurs tentatives de médiation.
Cette mesure de retrait a entraîné une chute importante de la bourse de Doha, de 2 % pour l’index des 20 plus grandes sociétés, la plus forte baisse depuis 6 mois — mais les valeurs du marché sont en hausse de près de 10 % sur un an. Les valeurs les plus touchées ont été les télécommunications, les banques, le transport, l’immobilier (« Qatar shares drop 2%, largest single-day loss in 6 months », Gulf Times, 5 mars).
Le gouvernement de Doha a exprimé « ses regrets et sa surprise » après cette décision prise par « des pays frères ». Celle-ci est « contraire aux intérêts, à la sécurité et à la stabilité des peuples du CCG », mais est liée à des différences de points de vue sur des questions qui ne concernent pas le CCG (allusion sans doute à l’Egypte, lire « Qatar “regrets” envoys’ recall by three GCC states », Gulf Times, 6 mars). Toutefois, Doha a décidé de maintenir ses ambassadeurs dans les trois capitales.
Une source officielle à Doha, s’exprimant anonymement, a employé un langage moins diplomatique : « Le Qatar ne renoncera pas, quelles que soient les pressions, à sa politique étrangère. C’est une question de principes auxquels nous sommes attachés, quel que soit le prix à payer » (« Qatar “will not bow to pressure to alter foreign policy” », Reuters, 6 mars 2014).
Avant de revenir sur le fond des problèmes qui opposent le Qatar aux trois autres pays, une remarque s’impose : deux des six membres du CCG ne se sont pas joints à l’Arabie saoudite, ce qui est un revers pour le royaume. D’abord le Koweït, qui a tenté des médiations mais ne souhaite pas envenimer les choses ; de plus, comme le Qatar, le pays n’a pas signé l’accord de sécurité (le Parlement s’y oppose fortement). Ensuite Oman, qui s’est opposé à plusieurs reprises à ce qui est perçu comme une volonté hégémonique de Riyad et qui a refusé, lors du sommet du CCG en décembre, de cautionner le projet d’union des pays du Golfe, avec une dimension militaire (lire Marc Cher Leparrain, « Fronde d’Oman contre l’Arabie saoudite », OrientXXI, 22 janvier 2014.) Pour aggraver leur cas, les Omanais ont servi d’intermédiaires aux négociations secrètes entre l’Iran et les Etats-Unis.
Même le front des trois pays n’est pas aussi solide qu’on pourrait le penser, les Emirats arabes unis ayant, contrairement à l’Arabie saoudite, repris langue avec l’Iran : le ministre des affaires étrangères émirati s’est rendu à Téhéran le 28 novembre et son homologue iranien a été reçu à Abou Dhabi le 4 décembre.
Les relations entre le Qatar et l’Arabie saoudite sont tendues depuis des années, notamment à cause de la chaîne de télévision Al-Jazira, dont les critiques à l’égard du régime saoudien ont été constantes. L’Arabie avait retiré son ambassadeur à Doha en 2002, pour protester contre ses émissions. Il n’avait repris son poste qu’en 2008 à la suite d’une promesse de Doha d’atténuer le ton de sa chaîne satellitaire.
Mais cette crise semble beaucoup plus grave que les précédentes, car elle dépasse largement Al-Jazira, accusée par Riyad d’avoir repris ses critiques contre le royaume ces deux derniers mois. Riyad (et Abou Dhabi) reprochent au Qatar d’avoir aidé et financé les Frères musulmans en Arabie et dans les Emirats arabes unis (ce pays a arrêté des dizaines de membres de la confrérie, ou supposés tels). Or les Frères musulmans sont devenus l’ennemi principal des deux monarchies (lire mon article de novembre 2012, « Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir », Le Monde diplomatique). Le 7 mars, à la suite de l’Egypte, l’Arabie saoudite a désigné les Frères comme « organisation terroriste ».
Au-delà de ce reproche, la pomme de discorde essentielle reste l’Egypte, Riyad et Abou Dhabi ayant salué le coup d’Etat de l’armée du 3 juillet 2013, le Qatar l’ayant condamné. Les relations entre Doha et Le Caire restent mauvaises et l’Egypte, dont l’ambassadeur au Qatar a quitté son poste en février, reproche à l’émirat de s’ingérer dans ses affaires intérieures et de refuser d’extrader des « criminels » qui s’y sont réfugiés.
Enfin, les critiques du cheikh Youssef Al-Qaradhawi contre la famille régnante aux Emirats début février avait provoqué une convocation de l’ambassadeur du Qatar à Abou Dhabi. Il faut noter toutefois que le cheikh, qui présentait une des émissions phare d’Al-Jazira, « La charia et la vie », en a été privé depuis plusde six mois sans qu’aucune explication n’ait été avancée ; en revanche, il prononce la khotba du vendredi dans l’une des grandes mosquées de Doha.
La presse saoudienne a ajouté deux griefs à ces accusations (« Saudi Arabia and other Gulf States lose patience with Qatar », BBC Monitoring research, 5 mars 2014) :
• celui d’aider les groupes les plus extrémistes en Syrie, notamment le Front Al-Nosra (reproche fait aussi à la Turquie) ; il est à noter pourtant que le Qatar, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite soutiennent tous la rébellion en Syrie ;
• celui d’aider les rebelles « houtistes » au Yémen (c’est la première fois que je lis une telle accusation ; lire Pierre Bernin, « Les guerres cachées du Yémen », Le Monde diplomatique, octobre 2009).
Cette crise est la plus sérieuse qu’ait connue le CCG depuis sa fondation. Elle est d’autant plus significative que l’on assiste à une réorganisation de la région avec la détente (relative) entre l’Iran et les Etats-Unis. Le sommet arabe qui doit se tenir à la fin du mois au Koweït risque d’être agité. La réaction française est restée discrète, c’est le moins qu’on puisse dire. Seule la sénatrice Nathalie Goulet a publié un communiqué attirant l’attention sur le caractère dangereux de l’escalade.
Les Etats-Unis face à l’islam politique
Université populaire, samedi 8 mars 2014
• Séance 1 (10h30-12h30)
Dialogue introductif, avec Jean-Paul Chagnollaud, professeur des Universités, directeur de l’iReMMO et de la revue Confluence Méditerranée, et Alain Gresh, journaliste au Monde diplomatique et animateur du blog Nouvelles d’Orient.
• Séance 2 (14h-16h)
Le tournant de la guerre en Afghanistan, avec Gilles Donrrosoro, professeur en science politique à l’Université Paris I.
• Séance 3 (16h-18h)
Positionnement politique des Etats-Unis face aux gouvernements post révoltes arabes, avec Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’IRIS.
Contact et inscription : universite-populaire@iremmo.org
Participation : 20 euros pour la journée (12 euros pour les étudiants et les demandeurs d’emploi) ; carte Intégrale 145/90€
Lieu : iReMMO 5, rue Basse des Carmes, 75005 Paris (M° Maubert Mutualité)