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Les tribulations d’un Français chez Dongfeng

par Martine Bulard, 11 mars 2014

Le conseil de direction est là au grand complet, en totale parité — autant de Français que de Chinois, dont un membre dûment estampillé du Parti communiste chinois, c’est la règle — mais pas une seule femme. On conviendra que ce n’est pas là une spécialité chinoise.

Première partie : « Peugeot vu par le Chinois Dongfeng ».Bienvenue chez Dongfeng Peugeot Citroën Automobile (DPCA), la filiale du groupe français Peugeot Citroën et du Chinois Dongfeng. A quelques encablures du siège de ce dernier, à Wuhan au centre de la Chine, là où le numéro deux M. Zhu Fushou a tracé la future feuille de route de PSA. Les dirigeants veulent expliquer à la poignée de journalistes français présents les bienfaits de l’alliance qui dure depuis vingt-deux ans. Avec quelques accrocs.

En effet, parmi les plus anciennes entreprises européennes implantées en Chine, Peugeot s’est fait voler la vedette par les marques allemandes, américaines, japonaises et même sud-coréennes. En un peu plus de dix ans, sa part dans les ventes est passé de 8 % en 2002 (elle a frôlé les 10 % à la fin des années 1990) à moins de 3 % l’an dernier. Cependant, la Chine représente désormais le premier marché du groupe français.

Une performance que ne manque pas de souligner M. Jean Mouro, directeur général adjoint, qui ouvre le bal en égrenant les chiffres : DPCA compte 15 000 salariés, pour un chiffre d’affaires annuel de 60 milliards de yuans (7 milliards d’euros) et 550 000 voitures produites dans trois usines à Wuhan, plus une usine de fabrication de moteurs à Xiangyang (à trois heures de train). M. Mouro, qui n’en est pas à sa première direction d’entreprise à l’étranger, entend communiquer son enthousiasme sur l’avenir de DPCA : « L’objectif est de produire 1,5 million de voitures. Nous voulons lancer trois véhicules par an, un par marque, gagner des parts de marché pour entrer dans le club très fermé du top 5 des marques étrangères vendues en Chine. » Ce credo affirmé, selon un ballet visiblement fort au point, il laisse la parole à son homologue Qiu Xiandong, pour qui « l’accord Peugeot-Dongfeng, c’est rien que du positif pour tous. » Dongfeng, en tout cas, entend bien s’en saisir pour asseoir sa marque. Il faut dire qu’il vient de loin.

Produit de luxe

En effet, bien que numéro deux des constructeurs automobiles en Chine, ce groupe ne produit qu’une voiture sur cinq sous son nom propre. Les autres sont le fruit de joint-venture avec Nissan, Honda, Kia, Daimler-Benz... Du reste quand vous interrogez une famille chinoise aux revenus confortables sur le choix de sa future voiture, il n’y pratiquement aucune chance pour qu’elle désigne Dongfeng ; si vous insistez en désignant la marque, elle vous regarde comme si vous étiez tombée sur la tête : ce n’est pas « conforme à notre statut » m’expliquera gentiment un amoureux de Mercedes — façon de dire que les Dongfeng sont pour les paysans... un peu aisés quand même ! La voiture, entièrement chinoise ou non, reste un produit de luxe. On n’en compte que 47 pour 1 000 habitants contre 481 en France, 627 aux Etats-Unis. Vu l’ampleur de la pollution, on peut sans doute s’en réjouir ou en tout cas comprendre l’insistance des autorités centrales à promouvoir les véhicules électriques. Sans trop de succès, pour l’instant.

Les marques étrangères représentent 70 % des ventes sur le marché chinois : Volkswagen détient 10 % du marché tout comme General Motors. Ensuite viennent le sud-coréen Hyundai, les japonais Toyota et Nissan, l’Américain Ford avec chacun de 3 à 5 % des ventes… Etonnant pour un pays réputé ultra protectionniste.

Lire Laurent Carroué, « Industrie, socle de la puissance », Le Monde diplomatique, mars 2012. En fait, Pékin n’avait pas trop le choix. Quand les réformes sont lancées, à partir des années 1980, l’industrie automobile est au point mort. Bien sûr, il existait des constructeurs comme First Automobile Works (FAW) qui produisait les voitures noires Hongqi (drapeau rouge en chinois) destinées aux très hauts fonctionnaires, ou encore Dongfeng (vent d’Est), donc, créé en 1968 par Mao Zedong. Mais, en ce temps-là, les larges avenues de Pékin ou de Shanghai sont envahies de vélos, ou au mieux de cyclomoteurs. Il n’y a pas de production automobile de masse. Avec les hausses des revenus, la formation d’une élite très riche et l’émergence d’une classe moyenne, pas question de se contenter des modèles anciens. Les consommateurs veulent du beau, du fiable, du moderne. La Chine n’a pas les moyens de les importer.

En l’absence d’industrie digne de ce nom, les dirigeants adoptent alors une autre façon de protéger le marché et l’emploi : au lieu de fermer les frontières, ils font faire venir les entreprises étrangères sur leur propre sol, en partenariat avec les entreprises chinoises dont la majorité sont des sociétés d’Etat. La Chine espère ainsi « apprendre à faire » comme l’explique un expert de chez Peugeot. Du point de vue de la défense de ses intérêts, ce n’est pas incongru. Même si pour l’heure, on ne peut pas dire qu’elle ait complètement réussi son pari. A l’image de Dongfeng, les groupes locaux n’ont pas vraiment emporté l’enthousiasme d’un public chinois qu’on dit pourtant nationaliste. Même Geely, qui s’est payé le suédois Volvo, en 2010, n’a toujours pas décollé. En sera-t-il toujours ainsi ? Les marques finiront-elles par s’émanciper de l’étranger ?

Ce qui est sûr, explique M. Mouro, c’est que « nous n’avons pas le choix. Les joint ventures sont une obligation de l’Etat chinois. On doit obligatoirement s’associer à un partenaire local pour vendre sous notre propre marque. » Attirés par un marché qui croît de façon exponentielle, pas un constructeur ne conteste la règle : Volkswagen (seize usines en Chine) est associé aux groupes publics Shanghai Automobive Industry Corporation (SAIC) et Faw ; General Motors collabore avec SAIC, etc.

Faut-il pour autant transférer le dernier cri des technologies dans les plateformes d’assemblage ? Pour M. Mouro, il y a toujours un arbitrage nécessaire. Mais il ne faut pas se tromper : la Chine est certes un marché émergent, mais un marché qui « n’est pas facile à conquérir. La clientèle est d’une exigence hors du commun. Elle veut ce qu’il y a de mieux. Elle exige de très hautes performances technologiques pour le moteur, le bruit à l’intérieur de l’habitacle, le confort des sièges, la durabilité ; dans les plus grandes villes, elle s’oriente de plus en plus souvent vers la “voiture verte” et devient attentive à la qualité de l’air à l’intérieur de l’habitacle. » Pas question de se contenter de mettre sur le marché des modèles en fin de vie, comme il est d’usage de procéder dans les pays émergents. Le recul de Peugeot-Citroën n’est sans doute pas étranger à cette pratique d’antan. Et encore, le groupe n’est pas sur le créneau du très haut de gamme. « Nous procédons avec Dongfeng comme nous le faisons avec Peugeot et Citroen, assure t-il. Nous utilisons les hautes technologies sur les plateformes communes, et après, chacun se distingue sur le design des modèles. Il est capital d’assurer une différenciation sur le produit final, selon le client final ». Certes, mes connaissances automobiles ne sont pas très étendues. Mais la différence entre les modèles propres à Dongfeng et ceux estampillés Dongfeng-Peugeot ne saute pas vraiment aux yeux...

La vie rêvée des patrons

En tout cas, sur la ligne de montage de l’usine n°2, construite en 2009, que l’on nous fait visiter, les équipements sont modernes. Pas très éloignés de ceux que l’on peut voir à Sochaux. Au point que M. Dominique Charyk, expert français en système de production, ne s’est pas senti « dépaysé » quand il est arrivé il y a quatre ans. Les cadences sont un peu plus lentes — 41 véhicules par jour contre 46 en moyenne en France. Mais les salariés travaillent dix heures par jour (en fait onze heures quand on prend en compte les pauses), six jour sur sept. Et sans syndicat. Il y a bien un représentant de la Fédération nationale des syndicats chinois — c’est obligatoire — mais il est choisi conjointement par le Parti communiste et par la direction d’entreprise. Il y a donc peu de chance qu’il se rebelle… La vie rêvée des patrons. Cela n’a pas empêché les salariés de Toyota de mener des grèves dures en 2010. Mais c’était dans le Guangdong, là où les concentrations ouvrières sont fortes, où des organisations non gouvernementales (ONG) en liaison avec des avocats aident les salariés à s’organiser de façon indépendante. A Wuhan, il n’existe que deux associations de ce type et elles n’ont pas les moyens de s’attaquer aux entreprises d’Etat. D’autant que le sort des travailleurs est encore pire sur les chantiers de construction, innombrables dans cette capitale du Hubei, ou dans les petites usines du privé.

Ce qui frappe en entrant sur la ligne de production de DPCA, c’est la jeunesse des travailleurs, vingt ans en moyenne. Et malgré les lunettes de protection que tous portent, ils soignent leur allure avec des coiffures ébouriffées ou gominées à la dernière mode. Ces jeunes migrants, qui viennent des campagnes alentours et ne rentrent chez eux qu’une fois par an, ne ressemblent en rien à leurs parents arrivés dans les années 1990. « Ils sont éduqués, précise M Charyk. Ils ont appris à l’école les caractères chinois, qui demandent une grande capacité de mémoire utile dans leur travail. Et s’ils ont quelque difficulté à planifier l’avenir, ce sont des champions de la réactivité. » Pour expliciter cette remarque, M. Mouro reprend l’image citée par l’une de ses assistantes : « Les Chinois ont la tête ronde, les Français la tête carrée ». En clair, les Chinois contournent les obstacles quand ils ne peuvent les faire sauter ; les Français aiment envisager les hypothèses et planifier. L’imbrication des cultures serait donc enrichissante. Ce qui justifierait en quelque sorte, la création d’une filiale commune dans la recherche-développement. Et la fusion avec le centre de recherche Peugeot déjà installé à Shanghai ?

Ce qui est sûr, c’est que DPCA et Peugeot profitent de dépenses salariales défiant toute concurrence : 2 000 à 2 500 yuans par mois pour 60 à 66 heures de travail par semaine (250 à 300 euros par mois). De quoi engranger de solides profits, comme le confie M. Mouro : « Nous avons distribué 100 millions d’euros de dividende à chacun de nos deux actionnaires. Et nous paierons cash notre quatrième usine d’assemblage qui devrait produire 170 000 voitures dans un premier temps, puis 340 000 ». Le tout destiné au marché chinois et au marché des dix pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase) avec lesquels la Chine a un accord de libre-échange.

Pas de réimportation donc, souligne-t-on chez Peugeot. Sans doute. Mais rien ne dit que cela durera. Déjà, dans les automobiles de marques françaises, la part des produits importés a grimpé. Enfin, si les moyens de développement en Europe et en France se restreignent, l’emploi et la recherche finiront inévitablement par se rabougrir.

Martine Bulard

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