Ladite marine avait été vaccinée par l’odyssée à la fois ridicule et dispendieuse de la coque de l’ex-Clemenceau, errant de la Méditerranée aux côtes indiennes avec, au final, un retour humiliant dans les eaux toulonnaises… jusqu’à ce que, finalement, un chantier naval britannique prenne en charge les opérations de démantèlement à partir de 2009, à Hartlepool, mais à grands frais.
Il aura fallu treize ans, après le désarmement de l’ex-porte-avions, pour que sa coque disparaisse pour de bon. Mis sur cale en 1955, sous la IVe république – au temps du président René Coty ! –, le Clemenceau commence à être désarmé en juillet 1997. Les premières années, il est en rade à Toulon, puis sert de magasin de pièces de rechange pour son sister-ship (navire-jumeau), le « Foch », cédé à la marine brésilienne.
En 2003, première tentative pour s’en débarrasser : la coque « Q790 » est vendue à un chantier naval espagnol… qui expédie le bâtiment vers un chantier turc : le contrat, qui prévoyait un traitement du bateau dans l’Union européenne, est résilié, et le bâtiment placé sous le contrôle d’une frégate. La Grèce, sollicitée, refuse. En novembre, le « Clem » fait son retour piteux « à la maison », à Toulon, où le désamiantage – principal enjeu de l’affaire – commence sur place fin 2004…
Vogue la galère
Le projet était de faire « déconstruire » le bâtiment sur un chantier asiatique – moins cher, et seul à même de traiter les coques géantes – une fois débarrassé de ses composants polluants. Mais en 2005, des associations écologistes déposent une requête, pour empêcher le départ ultérieur de l’ex-porte-avions, rebaptisé par leurs soins « porte-amiante », ou « petit Jussieu flottant » (1). Argument des associations : il reste de l’amiante à bord ; la santé des travailleurs indiens, qui vont découper le navire, risque d’être gravement affectée ; le bâtiment est un « déchet dangereux » qui, comme tel, en vertu de la Convention de Bâle, ne peut quitter les eaux européennes.
Réplique des marins : la présence de l’amiante est résiduelle : 45 tonnes de « produits amiantés » (sur les 22 000 tonneaux du navire). Des résidus qui sont « encapsulés » : impossible de les retirer sans tout casser… c’est-à-dire sans démanteler. S’en suit une mini-saga judiciaire : référé, appel, incompétence… et, cerise sur le gâteau, des militants de Greenpeace – vieux « amis » de la marine nationale française – qui se hissent à bord de la carcasse…
Les militaires – qui n’étaient plus propriétaires, mais enrageaient de cette impossible agonie, engageant la responsabilité de l’Etat – avaient alors pressé les échéances : départ annoncé, dernier référé en justice, feu vert du tribunal. Et la veille du Nouvel An, l’ex-Clemenceau était à nouveau en mer… en route pour le chantier d’Alang, dans le Gujarat indien, qui prévoyait – assurait-on – des normes de sécurité identiques à celles de l’Europe : pour preuve, appareils et tenues de protection étaient fournies par la marine française !
A la corde
Début 2006, la grande coque « Q790 », encore grise mais déjà assez rouillée, de ce qui fut le plus puissant et le plus lourd des bâtiments de la flotte française, se traînait à nouveau, suspendue à la haussière d’un remorqueur : Méditerranée, Suez, Mer Rouge, océan Indien – deux mois pour ce qui devait être le dernier voyage… jusqu’à ce que la Cour suprême indienne, saisie par des organisations écologistes, refuse d’autoriser l’entrée de l’ex-porte-avions dans ses eaux territoriales, obligeant Paris à rapatrier à nouveau l’ancien « Clemenceau »…
Un désastre tel qu’un rapport du ministère de la défense lui-même, en 2011, tire à boulets rouges sur la Marine : elle « avait fait le choix d’initier la déconstruction de ses bâtiments par celle de l’ancien porte-avions, sans avoir bien évalué les difficultés qui allaient se présenter du fait des contraintes de la réglementation relative à l’amiante, de la difficulté à sélectionner une entreprise compétente pour conduire l’opération, et des retombées médiatiques qui allaient en découler pour une opération qui se voulait exemplaire ».
Le rapport conclut que « cette opération, difficile, montre clairement qu’il revient au ministère de la défense de conduire seul la déconstruction des navires ». Et de prévoir le démantèlement des matériels militaires dès leur conception, dans le cadre de la conduite des opérations d’armement, en dressant notamment un inventaire des composants, de leurs caractéristiques, de leurs emplacements, etc.
Fin de vie
Depuis qu’en 2001 (pour la Méditerranée) et en 2004 (pour l’Atlantique), les conventions internationales interdisaient en principe « l’océanisation » des navires en fin de vie, les coques grises, plus ou moins rouillées, s’amoncelaient au fond de plusieurs rades françaises, faute de pouvoir être traitées sur place (trop cher, capacités insuffisantes), ou au loin (interdit, risqué) : cent cinquante coques, cent mille tonnes au soleil.
Une nouvelle politique a été mise en application pour ne plus connaître de désastre façon Clemenceau. L’administration des domaines a été dessaisie au profit de la marine ; le contre-amiral Hubert Jouot est chargé de mission auprès de l’état-major pour les « navires en fin de vie ». Il jure que la marine accorde désormais « dans une démarche intégrée, autant d’importance à la déconstruction des bâtiments, qu’à leur conception et à leur mise en œuvre ».
Désormais, le démantèlement des navires en fin de vie n’est pas considéré comme une opération à priori bénéficiaire, dans le cadre d’un processus de valorisation – comme il avait été rêvé. On s’efforce certes de tirer un profit minimum de la vente de la ferraille ou d’autres composants, qui vient en déduction de la facture réclamée par le chantier de démantèlement ; mais on reste conscient que, de toute façon, la marine nationale en est pour sa poche. Une provision d’une cinquantaine de millions d’euros avait été prévue, durant la loi de programmation 2009-2014, pour le financement de ces opérations. Il en faudra sans doute plus, d’ici 2020, pour éliminer les cent cinquante mille tonnes de ferraille actuellement en attente.
Vidé de ses fluides
La France a été un des premiers pays à ratifier, fin 2012, la convention de l’Organisation maritime internationale sur le recyclage des navires, dite « Convention de Hong-Kong », qui définit les responsabilités des Etats du pavillon, des chantiers navals, et des Etats où ils sont implantés. La marine française affirme travailler « dans l’esprit de la convention », bien que cette dernière ne s’applique pas aux navires de guerre.
Le Service de soutien de la flotte (SSF) élabore les appels d’offre, et suit les différentes opérations. Concrètement, explique le site Mer et Marine, « une fois qu’un bâtiment est désarmé, il est vidé de ses fluides (carburant, huile, eau…) et voit différents matériels débarqués, non seulement ce qui est réutilisable par la marine, mais aussi des équipements déclassés et accessibles. Toutes les matières putrescibles et non valorisables, comme les moquettes, les aménagements, les vitrines ou encore le papier peint sur les cloisons quittent également le bord. La coque est ensuite mise en sécurité, avec par l’exemple l’obturation des prises d’air, comme les cheminées, en prévision d’une attente plus ou moins longue dans un “cimetière marin” comme celui de Landévenec, en Bretagne. »
Produits dangereux
Parallèlement, « chaque bateau fait l’objet d’un inventaire précis des matières potentiellement dangereuses contenues à bord (nature et localisation), les principaux polluants étant les métaux lourds, les PCB, les peintures de carène et l’amiante. Cet inventaire, réalisé par des sociétés spécialisées retenues à l’issue d’un appel d’offres, est inclus dans le dossier remis aux candidats à la déconstruction, de manière à ce que ceux-ci puissent évaluer avec précision les travaux à réaliser pour traiter ces déchets et le coût inhérent ».
Ces inventaires ont été réalisés pour la grande majorité des cent soixante unités destinées à la casse. Une société normande, au Havre, vient d’achever le traitement — étalé sur douze mois — d’une cinquantaine de barges, pilotines, grues, citernes flottantes et chalands de débarquement. L’an dernier, une autre entreprise a réalisé sur place, à Toulon, la déconstruction de trois grands bâtiments en trop mauvais état pour être déplacés : un pétrolier-ravitailleur lancé en 1948, et deux bâtiments de débarquement de chars. Un groupe franco-belge a remporté le marché du démantèlement d’une demi-douzaine d’escorteurs d’escadre et avisos, qui quitteront cette année leurs cimetières du Var et du Finistère, pour finir à Gand.
Fin des cimetières ?
Plusieurs gros contrats doivent être conclus cette année : le traitement de l’ex-porte-hélicoptères Jeanne d’Arc, et de l’ancien croiseur Colbert (19 000 tonnes à eux deux) ; la déconstruction des ex-transports de chalands de débarquement (TCD) Ouragan et Orage, ainsi que de l’ancien bâtiment-atelier polyvalent Jules Verne et l’ex-bâtiment de transport et de soutien Bougainville, stationnés à Toulon (25 000 tonnes au total). Suivront une quinzaine de patrouilleurs actuellement en attente, et plusieurs coques utilisées comme brise-lames (mais qu’il faut remplacer tous les cinq à sept ans).
Pour en finir avec le « syndrome Clemenceau », il a été décidé de respecter à la lettre les conventions en vigueur, et – par surcroît de précaution – de réserver le traitement des navires à des chantiers de l’Union européenne, malgré les prix élevés, et le manque de capacités en ce qui concerne les plus grosses unités.
À compter de 2014, selon la marine, la déconstruction des navires devrait suivre la cadence des retraits du service actif des bâtiments, en limitant autant que possible la durée de stockage en attente de déconstruction. C’en sera fini des cimetières marins, ou de cette « flotte fantôme » qui menaçait d’envahir les ports. A l’avenir, les opérations sur les bâtiments en fin de vie devraient être moins longues et moins coûteuses : depuis le début des années 2000, et en vertu de la loi, aucun navire ne contient plus un seul gramme d’amiante !