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Egypte-Tunisie, deux trajectoires contraires ?

par Alain Gresh, 30 juin 2014

Le mercredi 18 juin, j’ai participé à Tunis à un débat sur les transitions intitulé « Egypte et Tunisie depuis 2011, deux trajectoires contraires ? », avec Mickaël Béchir Ayari, analyste principal pour l’International Crisis Group et qui vient de publier un rapport passionnant, « L’exception tunisienne : succès et limites du consensus ». La réunion était organisée par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), l’Institut français et la Bibliothèque nationale de Tunis. Voici quelques éléments de mon intervention. Alors que l’on va « célébrer » le premier anniversaire du coup d’Etat du 3 juillet au Caire, il est important de réfléchir sur les expériences de changement dans le monde arabe.

Malgré la divergence des trajectoires entre la Tunisie et l’Egypte depuis le coup d’Etat du 3 juillet 2013 et l’accord pour la création d’un gouvernement de technocrates à Tunis, bien des points communs existent entre les deux expériences.

Les deux pays ont été les premiers à inaugurer ce que l’on a appelé « les printemps arabes ». Dans les deux cas, les mouvements de contestation ont abouti au départ rapide du leader qui incarnait le pouvoir, Ben Ali d’abord, Hosni Moubarak ensuite. Un élément commun a été le rôle joué par le mouvement ouvrier et syndical. D’abord dans les années qui ont précédé 2011, d’importantes contestations ouvrières ont eu lieu (à Gafsa en 2008 et entre 2005 et 2008, durant lesquelles l’Egypte a connu les plus grandes grèves ouvrières depuis 1946), inaugurant des formes de luttes adoptées durant les soulèvements. Ces mouvements ouvriers ont aussi porté le coup de grâce aux présidents en place en déclenchant des grèves générales qui ont paralysé la Tunisie comme l’Egypte. Cette importance de la contestation sociale mérite d’autant plus d’être rappelée que, dans les années qui ont suivi, les forces politiques des deux pays ont abandonné totalement ce terrain pour se concentrer sur celui de la politique et de la rédaction d’une nouvelle Constitution.

En Egypte comme en Tunisie, le pouvoir était identifié à un homme (contrairement à l’Algérie, par exemple). Mais, dans le même temps, les couches dirigeantes (il faudrait évidemment élaborer un peu plus sur qui elles sont, mais je n’ai pas la possibilité dans ce texte de le faire) pouvaient espérer qu’en se débarrassant du raïs, leurs privilèges ne seraient pas mis en cause. A la différence de la Libye ou de la Syrie où le pouvoir, l’Etat, les couches dirigeantes et leur survie (y compris physique) était liés à Mouammar Kadhafi ou à Bachar Al-Assad.

La transition a donc commencé sans que l’ancien régime soit vraiment démantelé. Les changements en Tunisie et en Egypte n’étaient pas comparables aux révolutions du XXe siècle, que ce soit la révolution russe ou la révolution iranienne, qui s’étaient accompagnées de l’effondrement de l’ancien appareil d’Etat (en particulier de son appareil de répression). Cette réalité aurait pu amener les acteurs à réfléchir sur la manière de transformer profondément les appareils d’Etat ; il n’en a rien été.

Lire Hèla Yousfi « L’UGTT, ce syndicat qui incarne l’opposition tunisienne », Le Monde diplomatique, novembre 2012.Dans les deux pays, la priorité a été accordée à l’écriture d’une nouvelle Constitution et à l’organisation d’élections. Ennahda et les Frères musulmans en sont sortis grands vainqueurs, l’assemblée égyptienne étant même dominée à 75% par les Frères et les partis salafistes. En Tunisie, on assista à la formation d’un gouvernement de coalition (Ennahda n’était pas majoritaire) avec des partis non religieux ; tandis qu’en Egypte, à toutes les étapes, c’est un gouvernement mêlant technocrates, ancien régime et puis quelques ministres Frères qui a régné jusqu’au 3 juillet 2013. Aucun de ces gouvernements n’a disposé d’un projet politique sinon celui de gérer, au jour le jour, l’économie, la sécurité, les relations internationales. Tout était supposé être suspendu à la rédaction de la Constitution.

Sans doute tous les partis, y compris les islamistes, avaient intérêt à ces polémiques autour de la Constitution qui permettaient à chacun de se positionner, d’adopter des postures (pour ou contre la charia, quelle identité pour le pays, etc.) et de cacher leur absence de projet économique et social. Ce débat a accentué un clivage binaire entre « islamistes » et « laïques », occultant les mille et un clivages qui partageaient chaque camp. Il est vrai que chaque camp avait bien du mal à accepter la diversité de sa propre société : marquées par les luttes contre le colonialisme et la nécessaire unité face aux pressions extérieures, chacun avait tendance à excommunier l’autre de la communauté nationale. L’acceptation de la diversité est sans doute un des défis importants des transitions.

La focalisation sur la Constitution a aussi créé un décalage entre les préoccupations politiques et sociales de la rue, qui s’exprimaient, notamment en Egypte, par des manifestations répétées — notamment contre le pouvoir toujours maintenu de l’appareil policier, mais aussi en faveur de réformes sociales.

Dans ces deux domaines — le rôle de l’ancien appareil répressif d’Etat et de la politique économique et sociale — les forces politiques furent largement muettes, incapables d’avancer un programme réaliste de transformation de l’appareil d’Etat, de jugement des anciens dirigeants, de développement économique. La démocratie parlementaire apparut alors comme un simple jeu de rôle dont la grande masse de la population était exclue.

Début 2013, les deux pays semblent installés dans une impasse similaire. L’un, la Tunisie, va en sortir par un accord politique consensuel, l’autre, l’Egypte, n’y réussira pas, l’armée renversant le président élu Mohammed Morsi. Pourquoi cette différence ? Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer :

— L’existence en Tunisie d’associations disposant d’une autorité suffisante — notamment l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), le syndicat des avocats, la Ligue des droits de l’homme — et capables de jouer un rôle d’intermédiaire entre les deux camps. En Egypte, le syndicat officiel était discrédité et aucune autre organisation ne pouvait être considérée comme neutre par les deux parties. Le formalisme juridique et le rôle important accordé au droit en Tunisie, tel qu’il est mis en évidence par le rapport de Mickaël Béchir Ayrari, a sans doute aussi pesé.

— La sécurité d’Etat en Egypte, le cœur du pouvoir, non seulement dominait les institutions, mais aussi manipulait, infiltrait, toutes les associations de la société civile et les partis. Ce poids a été bien analysé dans le livre de Hazem Kandil. Il était plus faible en Tunisie ;

— Un coup d’Etat en Tunisie était plus compliqué à organiser, l’armée n’ayant jamais joué le rôle qu’elle a tenu en Egypte.

— Les choix divergents des directions d’Ennahda et des Frères égyptiens a aussi été déterminant. Les Frères égyptiens, enfermés dans une tradition de clandestinité, de prison, de secret, n’ont pas été capables de comprendre les nouvelles réalités nationales, régionales et internationales. Ennahda a assez tôt compris que des formes d’unité nationale devaient être privilégiées, y compris au détriment des « intérêts immédiats » du parti (lire « Tunisie, compromis historique ou chaos ? »).

— Enfin, on ne peut ignorer le poids des interventions extérieures. Relativement marginale, la Tunisie n’inquiétait pas outre mesure les pays du Golfe ; les pays européens, en premier lieu la France, y avaient une influence significative et ont pesé en faveur du compromis. L’Egypte représentait un enjeu de taille notamment pour l’Arabie saoudite qui n’en est séparée que par quelques kilomètres de mer Rouge et qui abrite 4 millions de ses citoyens. Le maintien au pouvoir des Frères posait une menace d’autant plus forte que le royaume abrite une contestation solide se réclamant de ce courant. Riyad a poussé l’armée égyptienne au coup d’Etat, promettant une aide importante en cas de renversement de Morsi ; elle a aussi manipulé les salafistes, en premier lieu le parti Nour, qui ont soutenu le coup d’Etat.

Lire Hicham Ben Abdallah El-Alaoui, « Le “printemps arabe” n’a pas dit son dernier mot », Le Monde diplomatique, février 2014. Quel avenir ?

Malgré la menace sécuritaire provoqué par la crise libyenne, et plus largement par le développement des groupes djihadistes, la Tunisie et l’Egypte ont réussi pour l’instant à éviter l’effondrement de l’Etat qu’a connu la Libye ou la Syrie.

Pourtant, tous les deux restent fragiles. La Tunisie devra passer de l’accord conclu pour la formation d’un gouvernement de technocrates à une entente à plus long terme. Quant à l’Egypte, on peut douter qu’elle se stabilise sous la direction d’Abdel Fatah Al-Sissi. Elle devra affronter des problèmes qui restent entiers et qui sont les mêmes qu’en Tunisie : le développement économique et social ; l’arrachement de l’Etat aux forces de l’ancien régime par une réforme profonde.

Dans les deux pays, les aspirations de la jeunesse, force motrice des transformations, et qui n’a pas du tout été associée aux processus politiques depuis trois ans, restent toujours aussi vivaces et pourraient contribuer à des changements positifs.

Alain Gresh

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