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Un seul ennemi, les musulmans

Laïcité, il est temps de se ressaisir !

par Alain Gresh, 30 juin 2014

«Il y a urgence ! » Dans son numéro du 27 juin, l’hebdomadaire Marianne embouche, une fois de plus, les trompettes guerrières face aux barbares qui menacent la République et publie un appel d’intellectuels, de politiques et d’acteurs de la société civile, « Laïcité, il est temps de se ressaisir ! ». Il s’agirait de renouer avec la tradition républicaine — rien de moins. Pourtant, le texte, comme ses signataires, montre qu’il s’agit avant tout de combattre les musulmans, qui représenteraient une menace pour notre société, pour notre mode de vie. La seule chose surprenante concernant cet appel c’est que Marine Le Pen ne l’ait pas signé (elle le fera peut-être). En tous les cas, elle ne pourra qu’applaudir ceux qui, parfois en prétendant la combattre, font le lit de ses idées et puis, un beau matin, pleurent sur sa progression aux élections.

Alors que l’islamophobie est devenue la forme essentielle du racisme contemporain, qu’elle est dénoncée pour la première fois en tant que telle par la peu suspecte Commission nationale consultative de défense des droits de l’homme (CNCDH), dans son rapport 2013, rien n’est dit dans cet appel sur les vraies discriminations, celles qui touchent non seulement des immigrés récents, mais des Français dont le seul crime est d’être musulman ou noir. Ce sont ces discriminations qui menacent la République. Il est vrai que l’islamophobie est l’idéologie la mieux partagée à droite comme à gauche.

Comme je l’ai fait à plusieurs reprises, je publie le texte de Marianne intégralement, accompagné de quelques commentaires.

« Hommes et femmes d’horizons philosophiques, politiques et professionnels différents, nous sommes inquiets de voir à quel point, face à l’action engagée par diverses mouvances religieuses et politico-religieuses pour attenter à la laïcité républicaine, la réponse politique demeure faible. Pour notre part, récusant autant ceux qui exploitent la défiance générale pour accentuer la fracture sociale et identitaire, que ceux qui rejettent toute analyse critique du multiculturalisme dans le camp des « réactionnaires » ou des « intolérants », notre démarche vise à défendre et faire vivre la laïcité sans blesser mais dans la clarté et la fermeté, à trouver des solutions sans heurter mais sans faillir.

La laïcité — qui refuse les aspects politiques des religions et laisse à ces dernières toute liberté dans la vie sociale sous régime de droit commun — est globalement vécue dans notre pays comme une « tradition moderne », ce qui est parfois difficile à décrypter pour ceux venus d’ailleurs. Or aujourd’hui, la laïcité comme principe politique, code de vie collective et force morale, est remise en question par divers mouvances et groupes religieux qui rejettent « la démocratie des mécréants », la suprématie du droit civil sur les textes, à leurs yeux sacrés, avec un usage maîtrisé des radios communautaires et d’internet. Dans cet espace ainsi ouvert se rejoignent radicaux et orthodoxes issus des trois religions monothéistes pour exploiter à leur profit la crise ambiante, remettant notamment en cause les acquis du long combat pour l’égalité des sexes que l’on croyait clos et qui, à notre grande surprise, est à reprendre. »

Que sont « les aspects politiques » des religions ? Le fait que les religions (ou plutôt les Eglises) aient des positions politiques ? Des positions sur les problèmes de société ? Je ne comprends pas ce que veut dire ce texte. Et qui sont « ceux venus d’ailleurs » ? Pour la majorité : des citoyens français depuis deux ou trois générations. « Le combat pour l’égalité des sexes que l’on croyait clos », affirment les signataires. Qu’importent les discriminations au travail, le harcèlement sexuel, la violence conjugale, les viols ! Qu’importe « le troussage des domestiques », dont parlait Jean-François Kahn à propos de l’affaire DSK. Il est toujours rafraichissant de voir ceux-là même qui dénonçaient le féminisme le redécouvrir quand il s’agit des femmes musulmanes, et utiliser ces femmes pour affirmer que « les nôtres » au moins bénéficient de l’égalité. Cela rappelle le joli temps des colonies, quand la France républicaine et « laïque », qui refusait le droit de vote aux femmes françaises et les considérait comme mineures, voulait retirer le voile des femmes musulmanes — une belle utopie coloniale.

« Notre propos n’est pas de nier l’existence d’une diversité ethnique, religieuse, culturelle ou autres, encore moins de réfuter le droit d’appartenir à telle ou telle communauté à la condition, toutefois, que celle-ci ne verse pas dans le communautarisme et reste ouverte sur l’extérieur, qu’elle facilite le va-et-vient en pensées et en individus entre le dedans et le dehors. Mais plus encore à la condition que, sachant indivisible notre République de citoyens, chacun se reconnaisse dans un fonds commun en histoire, en droits, en valeurs et en normes dont la laïcité est l’une des plus éminentes. Pour autant la laïcité n’est pas un dogme, on a le droit de manifester des opinions anti-laïques, mais on n’a aucunement le droit de transgresser les lois laïques votées par le Parlement. »

Sur quel « fonds commun » se retrouve-t-on ? La question mérite d’être posée. Edward Said rappelait que l’histoire des Etats-Unis, dans la première moitié du XIXe siècle, s’était bâtie sur le mythe de la conquête de l’Ouest et de l’extermination des Indiens. Fallait-il accepter ce fonds commun ? L’histoire de France s’est longtemps forgée sur des mythes (imposés par la IIIe République, « nos ancêtres les Gaulois »), mais surtout sur l’oubli de la dimension coloniale de cette histoire. Cela commence un peu à changer. Oui à un « fonds commun », mais qui intègre la traite des esclaves, les crimes et les guerres coloniaux, la discrimination contre les femmes, etc. Quant à la laïcité, les auteurs ont raison, on ne peut transgresser les lois votées par le Parlement, qu’elles soient laïques ou non. Mais ce qu’ils oublient, et cela fait partie du « fonds commun », c’est qu’il y a toujours eu des philosophies laïques différentes en conflit. Condorcet défendait une conception de la laïcité qui était minoritaire parmi les Républicains. Jaurès, en 1905, a été l’artisan principal de la loi de séparation, à la fois contre l’Eglise mais aussi contre une partie des radicaux qui avaient une conception anticléricale de cette laïcité, la même que défendent, contre l’islam, les signataires de ce texte (lire « Oui à Briand et à Jaurès, non à Guéant et à Valls (I) ».

« Or depuis une trentaine d’années, des mouvements se développent dans notre société qui semblent aller en sens inverse, du fait d’une immersion des peuples dans la mondialisation avec perte des repères, d’une circulation accentuée de populations poussées hors de leurs pays par la misère, les révolutions et les guerres théocratiques, fondamentalistes, interethniques et nationalistes. Ont ainsi surgi des exigences en matière de rituels vestimentaires, alimentaires, cultuels ou d’expression médiatique, qui sont loin de correspondre toujours aux demandes réelles de populations hétérogènes d’un point de vue économique et identitaire. Certains pays ont expérimenté sur ce terrain une attitude permissive, comme le Canada sous le couvert d’accommodements dits raisonnables, avant de reculer face aux incohérences des revendications et au risque d’un éclatement sociétal : tribunaux rabbiniques ou islamiques, jours fériés spécifiques à chaque religion, révision multiforme des programmes scolaires, pauses pour les prières sur les lieux de travail, formation au multiculturalisme de la police et des médecins, imposition de quotas pour certains recrutements et différents concours, etc. Ces accommodements s’imposent quelquefois au niveau mondial avec, depuis peu, l’autorisation du port du voile ou du turban sur les stades. »

Des jours féries spécifiques à chaque religion ? Pour nos signataires, il faut les réserver à la religion catholique. Formation au multiculturalisme de la police ? Quand on sait le poids des contrôles au faciès et la manière dont ceux-ci alimentent une haine qui n’a rien de religieuse, on s’étonne que les signataires n’en parlent pas. Quant au Québec, rappelons que c’est en partie pour avoir voulu remettre en cause les acquis de la laïcité telle qu’elle se pratiquait jusque-là que le Parti québecois a perdu les élections.

« De plus en plus en France, le flou juridique en matière de laïcité, doublé de l’indécision politique, favorise au sein de nombreuses institutions publiques et privées des “accommodements” mal vécus par une grande partie des professionnels et des usagers. Face à ces confusions — qui alimentent les extrêmes — ce sont aujourd’hui bien souvent les décisions prises par des acteurs de la société civile, sans toujours le garant de la loi, qui montrent courageusement la voie à suivre. Ce fut ainsi le cas pour la crèche Baby-Loup comme pour l’entreprise Paprec, en Seine-Saint-Denis, qui s’est dotée d’une charte de la laïcité, acceptée à l’unanimité des 800 représentants de ses 4 000 salariés, pour imposer un devoir de neutralité sur le lieu de travail où coexistent des employés de 52 nationalités. »

Ce qu’il y a de bien avec les généralités, c’est que l’on n’a pas besoin de préciser. Quelles sont les institutions publiques menacées ? Rappelons-nous, au moment de la triste commission Stasi (« La commission Stasi et la loi contre le foulard, retour sur une manipulation »), on avait annoncé qu’une loi serait nécessaire dans les hôpitaux, que la situation y était insupportable. Dix ans plus tard, l’Observatoire de la laïcité est obligé de reconnaître qu’il n’y a pas de problème particulier dans les hôpitaux — sinon ceux liés à la dégradation du service public. Et, les signataires de l’appel, qui se réclament de la loi, saluent une décision d’une entreprise — la société Paprec — qui viole clairement la loi de la République. Et la neutralité sur le lieu de travail vise-t-elle aussi les syndicats ? Les partis politiques ? Longtemps, le PCF ou le PS ont été organisés dans les entreprises, parfois le sont encore.

« Pour accueillir l’altérité, un pays se doit d’être solide sur ses pieds, confiant dans ses fondations, tout en étant capable, par ses structures d’accueil et en fonction de ses capacités, d’intégrer chacun sur la base de principes clairs expliqués et enseignés. Il appartient aux politiques et aux institutions de transmettre cette laïcité, qui reste par nature un formidable levier d’intégration puisqu’elle permet de rassembler tous les citoyens — et au-delà tous ceux qui vivent sur le territoire national —, quelles que soient leurs origines religieuses ou ethniques, qu’ils soient croyants ou non, sans la moindre distinction. Tous les citoyens et les responsables, quelle que soit leur sensibilité politique, sont concernés. Or nombre d’entre eux ne réagissent plus sur ce terrain, quand d’autres l’instrumentalisent d’un point de vue idéologique. Entre autres raisons, les résultats des dernières élections municipales et européennes ont durement sanctionné ce délaissement de nos valeurs par nombre de ceux qui avaient à les faire vivre. Ainsi de la laïcité. Il est grand temps de se ressaisir ! »

Rappelons que la majorité des gens visés par cet appel ne sont pas des nouveaux venus, mais des Français de deuxième, troisième, quatrième génération. Ils n’ont pas à s’intégrer, ils sont français. Ils veulent simplement que l’on puisse vivre ensemble sur la base de l’égalité, une valeur fondamentale que la République semble avoir oubliée depuis longtemps, mais qui ne mobilise pas les signataires de ce texte.

Un mot, en conclusion, sur les signataires. On retrouve les « usual suspects » qui ont fait de l’islam l’ennemi principal, et en particulier ces quelques musulmans « que nous aimons tant », « Abdelawahab Meddeb », Asma Guenifi, présidente de Ni putes ni soumises — une organisation qui bénéficie de subventions publiques inversement proportionnelles à son nombre d’adhérents, et Abdennour Bidar, chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité au ministère de l’éducation nationale (on aurait pu croire qu’à ce poste il est tenu au droit de réserve).

Alain Gresh

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