En kiosques : octobre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

De Renzi à Stiglitz

Le rêve éveillé européiste

par Frédéric Lordon, 30 juin 2014

C’est probablement d’avoir pris pareille raclée aux dernières élections européennes qui pousse irrésistiblement le parti européiste aux ultimes recours du rêve éveillé. En l’occurrence le rêve a une figure nouvelle, jeune et avenante, et puis aussi un nom : ceux de Matteo Renzi. Il n’avait d’ailleurs pas fallu vingt-quatre heures aux Déconfits pour se jeter sur cette providence inespérée, et célébrer en le président du conseil italien la preuve vivante et formelle que « Vrai (sic) leçon pour @fhollande : Matteo Renzi montre que les réformes et le courage politique payent » – évidemment c’est du Quatremer dans le texte, en date du 26 mai même, car le cri de joie n’attend pas, qui plus est en langue twitter, mais peu importe, il y a bien là comme le fond d’une pensée, et d’ailleurs en tous les sens du terme. Largement partagé au demeurant : tout ce que la presse compte de répétiteurs libéraux, c’est-à-dire à peu de choses près, toute la presse, s’est jeté sur le pauvre Italien comme sur un guérisseur thaumaturge. Comme toujours encouragés à bêler par les bêlements des autres, les éditorialistes en troupeau nous offrent une fois de plus un de ces concerts des alpages qui est devenu en soi l’index de l’inepte : « Renzi regonfle la gauche », assure Libération (1), il est « l’espoir de l’euro-gauche », certifie le Nouvel Observateur, à l’époque encore sous la direction éclairée de Laurent Joffrin (2). Et les experts de service ne sont pas en reste, avec aussi peu d’imagination : Matteo Renzi est « le nouvel espoir de la gauche européenne » pour Marc Lazar (3) ; il a compris qu’il est « illusoire de demander à nos partenaires européens la mutualisation de la dette quand on donne la preuve de l’inaptitude à tenir nos engagements », soutient l’inénarrable triplette Aghion-Cette-Cohen, conseillers de l’actuel gouvernement de deuxième droite, et qui n’hésitent plus à parler comme la première, au cri de « Refusons les recettes usées de la gauche taxophile » (4) – cela, ils le refusent  : des résistants, en somme.

L’Europe rose – des éléphants ?

Il ne faut pas davantage que la perspective d’un numéro de duettiste transalpin au sommet européen des 26-27 juin pour mettre en pâmoison l’euroland de gauche de droite. Libération, qui a très justement trouvé la voie du renouveau en se donnant un jeune directeur, voit avec l’acuité qu’on lui connaît tout à la fois « un axe Paris-Rome », un « plein virage politique (5) » et, car la gauche (de droite) façon Libération c’est aussi une touche d’humour et de poésie, « le rose qui pousse en Europe (6) ».

En kiosques mercredi : Raffaele Laudani, « Matteo Renzi, un certain goût pour la casse », Le Monde diplomatique, juillet 2014. Pour voir du rose, et probablement sous forme d’éléphants, il a sans doute fallu que la jeune direction de la rédaction médite longuement dans le Glennfidich, c’est du moins ce qu’on suppose puisqu’on ne saurait imaginer que les héritiers de Sartre et d’Hemingway carburent au Chateauneuf du Pape. On ne voit en tout cas pas d’autre hypothèse que celle des substances auxiliaires pour rendre compte d’une telle altération de la vision des couleurs et faire imaginer une Europe tournant à « gauche ». Il est vrai que la définition de la « gauche », commune au gouvernement et à sa presse ancillaire, est désormais telle que n’importe quel élément de droite y entre sans la moindre difficulté, congruence logique de la Droite complexée au pouvoir et d’éditorialistes qui n’ont jamais cessé de l’encourager au motif que la « gauche » n’est jamais si bien elle-même que lorsqu’elle est de droite. Et manifestement au point que les programmes d’ajustement structurel connus sous l’appellation de « réforme » passent désormais pour une démonstration de progressisme en marche.

Car voilà l’immense avancée et le grand troc qui signalent l’habileté stratégique de l’axe franco-italien : se soulager d’un peu d’austérité budgétaire contre promesse d’ajustement structurel – soit prendre la peste contre le choléra. En réalité le grand ripage était programmé depuis très longtemps, et comme une manière de remplacer une erreur par une autre, puisque c’est là le seul domaine ou l’Union européenne persévère. Car il était bien clair que la « coordination » – pour le pire – des politiques d’austérité à l’échelle européenne ne pouvait aboutir qu’à la contraction généralisée. Il aura fallu cependant faire droit quelques années à l’obsession orthodoxe pour que les résultats en soient expérimentalement tirés, et qu’on doive passer à autre chose… mais autre chose qui corrige un premier contresens macroéconomique par un second.

Si nous mettons nous-mêmes nos demandes internes en carafe, n’est-il pas brillant de faire tirer la croissance par nos demandes externes ? suggère « la réforme » avec ingénuité. Dans cet admirable mouvement de la pensée, les exportations sont censées palier les effets violacés de la suffocation austéritaire (organisée), puisqu’il ne se trouve plus grand monde pour croire aux vertus expansionnistes de la rigueur budgétaire – l’impérissable « rilance » de Christine Lagarde. S’il nous faut abandonner le terrain de la demande interne, délibérément mis en jachère, pour ne plus penser qu’au salut par les exportations, c’est que le moment de la compétitivité est venu. Donc celui de l’offre – en ses structures à « ajuster ».

Evidemment c’était beaucoup demander à nos géniaux stratèges que d’aller jusqu’à imaginer que, comme la « coordination » dans l’austérité est désastreuse à tous, la simultanéité dans l’ajustement structurel, elle, n’est d’aucun effet, du fait même que l’avantage compétitif est une notion relative, qui n’a de sens que par démarcation unilatérale – qu’on se rassure toutefois : quoique d’une totale inefficacité, tout ça n’est pas perdu pour tout le monde, et le MEDEF engrange au passage un lot de conquêtes inespérées.

Renzi et Hollande,
ou le destin commun de l’échec néolibéral

C’est pourquoi la chromatique sous substance des éditorialistes de droite complexée s’y trompe à tous les coups, et voit en rose le décor d’une inaltérable couleur mouscaille de l’Union européenne. Il faut d’ailleurs avoir le wishful thinking libéral-européen chevillé au corps pour prendre au sérieux la thèse que le succès électoral de Renzi serait la juste sanction de sa politique éclairée, par là offerte en modèle à la « social-démocratie » européenne. La seule chose que Renzi ait pu produire en trois mois tient en quelques effets d’annonce, additionnés d’un état de grâce dont il faut sans doute le créditer de l’avoir entretenu avec talent.

Mais on ne sache pas que la « communication » ait l’effet de masquer durablement les effets réels des politiques réelles. Et l’on ne voit pas davantage quelle exception miraculeuse promettrait celles de Renzi à un autre destin que celui des politiques identiques déjà engagées ailleurs : elles sont néolibérales et elles échoueront. L’éditorialisme réuni peut donc bien se jeter sur Renzi dans la nuit même qui suit le scrutin européen, c’est une ruée qui transpire plus l’angoisse que l’analyse, et dont on peut déjà prédire ce qu’il en restera à échéance de douze ou dix-huit mois, quand la macroéconomie aura fait son travail : rien.

Quant au Grand Bargain qui nourrit les rêves en couleur de la deuxième droite, il appelle lui aussi une généreuse distribution de bicarbonate. C’est qu’il faut d’abord avoir l’euphorie débridée jusqu’à l’aveuglement pour imaginer que, contre les promesses de l’ajustement structurel – de toute manière déjà intégrées dans le six-pack (7) ! –, l’Allemagne acceptera de céder quoi que ce soit de significatif sur les principes d’orthodoxie financière qui sont toute sa vie – et le pistolet sur la tempe dont elle a assorti sa participation à l’euro.

Supposé même qu’un rapport de force exceptionnellement favorable l’y plie si peu que ce soit (ce dont par parenthèse le sommet européen des 26-27 juin atteste qu’on n’en prend pas le chemin), on peut compter sur la BCE, comme elle l’a déjà fait par le passé, pour entrer dans le jeu et y rectifier le tir. Moins d’ailleurs par la menace d’une hausse directe des taux d’intérêt – quoiqu’elle sache très bien faire si besoin est – que par le pouvoir tout aussi efficace de la parole, quand c’est celle du banquier central, parole qui prend à témoin les marchés financiers et emmène avec elle les investisseurs dans l’expression de son dissentiment – à ceci près que ces derniers ont leur manière bien à eux de l’exprimer : mouvements de vente spéculatifs et réouverture des spreads sur les taux souverains. A l’époque de la libéralisation des marchés de capitaux, c’est là la manière oblique, indirecte, et spécialement hypocrite de faire de la politique monétaire sans en avoir l’air : pour ainsi dire par délégation, et en induisant, par le simple jeu de la parole ajustée, les investisseurs à faire le boulot dont la banque centrale veut garder les mains propres. Directement opérée ou indirectement induite, la hausse des taux est donc la prévisible représaille à toute incartade financière – et la banque centrale a juste à ouvrir la bouche pour faire connaître aux gouvernements où se trouve exactement le curseur du rapport de force entre eux et elle.

Même dans l’hypothèse la plus favorable, de celles qui, entre le bon vouloir allemand et la débonnaire tolérance de la BCE, supposent tout de même d’improbables alignements de planètes, on se demande bien ce que l’axe rose peut vraiment espérer au-delà de quelques concessions d’interprétation quant au rythme de l’ajustement budgétaire, variations de second ordre, par définition impropres à modifier les données de premier ordre qui font la camisole de la conjoncture économique présente. Ah si ! On parlera à loisir d’ambitieux programmes d’investissements, d’infrastructures et de société de l’information, c’est-à-dire de l’habituelle verroterie qui permet à François Hollande de revenir à Paris avec le sourire demi-niais de celui qui, à défaut de la moindre victoire sur les choses, a décroché le lot de consolation sur les mots, et fait croire qu’avoir réussi à dire « croissance », parfois même à l’avoir fait écrire, est une sorte de triomphe – occasion par là même d’extasier ses éditorialistes, qui n’ont pas besoin de tant pour annoncer des réorientations stratégiques, des tournants majeurs, et du rose, toujours plus de rose, une vague de rose et d’espérance pour l’Europe.

L’européisme savant mal réveillé

Autant le dire tout de suite, l’européisme savant a en partage les mêmes propensions au rêve éveillé que l’européisme éditorial – et il ne faut pas compter sur le premier pour dessiller le second. En vérité, dans le camp du Bien, la fraction experte-universitaire n’a fini par sortir de la torpeur que brutalement réveillée par le bruit du fracas, pour s’aviser que la chose chérie était en train de partir en morceaux. Même la maison Rosanvallon est aux cent coups – disons aux cinquante… –, et l’on consent à y dire que tout, dans la construction européenne, n’a pas toujours été parfait. Daniel Cohen, qui est bien du genre à n’avoir pas froid aux yeux, est même allé jusqu’à insinuer que le ver était dans le fruit dès le début, et la malfaçon pour ainsi dire d’origine (8) – que ne nous en avait-il avertis plus tôt ? Heureusement, un calme précaire flottant sur la zone euro, il est revenu à de meilleurs sentiments et pense maintenant que « l’euro a été victime de son succès (9) » – on ne voit pas, en effet, de quoi d’autre une construction si brillante aurait pu être victime.

Il n’empêche, on sent bien qu’il ne suffit plus de soutenir, pourtant avec une grande finesse comme Jean-Marie Colombani, que « la France du refus de l’euro, c’est la France du repli identitaire, la France du rejet de l’autre aussi bien l’immigré que l’Européen, l’Arabe ou le Juif […], la France de Vichy (10) ». Aussi les intellectuels organiques de la construction européenne ont-ils maintenant conscience que les deux registres habituels du discours européiste – la célébration du triomphe de la paix et la stigmatisation des partisans des miradors – sont nettement entrés dans la zone des rendements décroissants, et qu’il est temps de proposer autre chose – du « positif » !

Evidemment, les sommeils dogmatiques trop brutalement interrompus, les bouches pâteuses et les neurones qui poissent ne sont pas propices aux envols immédiats de la pensée. C’est pourquoi les appels légèrement angoissés lancés par des collectifs de toutes sortes, fraîchement réveillés, – Glienicke en Allemagne, en France le groupe Eiffel, l’appel dit « Rosanvallon-Piketty » – sont voués à passer à côté de la plupart des problèmes centraux – fondamentalement politiques –, ou à croire que les solutions techniques, d’économistes, par exemple les eurobonds ou une union bancaire, pourraient leur tenir lieu de réponses. Regrettablement, une récente tribune de Joseph Stiglitz (11), qui ne fait pourtant pas partie des gens qui ont trop roupillé depuis quinze ans, offre un concentré des impasses et des insuffisances où les amis de l’euro, chef d’œuvre en péril, ont placé leurs derniers espoirs.

Les faux-semblants de l’union bancaire

Dans ce catalogue d’« une autre politique pour l’euro », même la quincaillerie technique est branlante. A commencer par la « véritable union bancaire, avec une surveillance commune, une assurance-dépôt commune et une résolution commune (12) ». Sans surprise les moindres progrès de l’union bancaire ont été accueillis comme autant d’attestations de l’Europe en marche, et le vote au Parlement de la directive ad hoc comme un triomphe historique. L’union bancaire : la réponse à la crise financière, la preuve même que l’Europe médite les leçons de l’histoire et se dresse contre la finance.

Malheureusement l’union bancaire européenne est à l’image exacte de tous les avortons de re-régulation financière qui n’approfondissent que l’art du passage de la serpillière sans jamais manifester la moindre velléité de toucher aux canalisations – en d’autres termes : pas un de ces projets n’a quelque ambition de prévenir la survenue de nouvelles crises financières, simplement celle de tenter d’en absorber un peu moins mal les effets. Et pour cause : si vraiment on voulait tenir avec conséquence la leçon de 2007-2008, dont il faut tout de même rappeler qu’il y est allé de la possibilité d’un effondrement total du système financier international et, partant, d’un cataclysme tel que la Grande Dépression grecque, par exemple, n’est en comparaison qu’une insignifiante fluctuation, si donc on avait voulu tenir ce point avec conséquence, il aurait fallu s’en prendre directement, et brutalement, aux structures mêmes de la libéralisation financière et du système bancaire (13). Mais il aurait fallu un miracle pour qu’une telle volonté vînt à se former, au degré de corruption et de colonisation par les intérêts de la finance que connaissent désormais les appareils d’Etat, personnel politique et hauts fonctionnaires mêlés.

Prévenir, et non pas éponger, les crises financières :
pour des taux d’intérêt dédoublés

La démission totale en cette matière, dont le cas Hollande n’a réussi qu’à être la plus visible et, il faut bien le dire, la plus grotesque illustration, ne laisse d’autre alternative que de réfléchir à la forme du balai de pont si jamais une nouvelle vague de boue venait à déferler… et à prier en fait qu’elle ne survienne pas. Pari assurément aventureux au moment, précisément, où tous les signes s’accumulent – de nouveau ! – d’une ébullition financière généralisée – marchés d’actions, immobilier, frénésie des fusions-acquisitions, spécialement dans les valeurs technologiques, et dont on connaît l’unique mode de résolution : le krach.

Sans le moindre espoir d’avoir le moindre effet, on profitera néanmoins de l’occasion pour rappeler que dans une panoplie anti-finance un peu sérieuse, il est un instrument, pour le coup protégé de toute imputation subversive par ses apparences techniques, et qui pourrait néanmoins s’avérer d’une réelle efficacité, au point même d’intéresser potentiellement un banquier central, il s’agit des taux d’intérêt dédoublés (split rates) : l’un à destination du refinancement des crédits alloués par les banques aux activités de l’économie réelle (consommation et production), l’autre réservé au refinancement des crédits dirigés vers les opérations de marchés financiers, le découplage des deux taux permettant d’élever le second aussi haut qu’on veut, pour casser les reins de la spéculation, dont il faut rappeler qu’elle carbure intensivement à l’effet de levier (14), sans toucher aux taux d’intérêt à destination de l’économie réelle. Soit le meilleur moyen, le seul en fait, de sortir du dilemme de la politique monétaire qui, entre deux objectifs et un seul instrument, ne sait pas comment maîtriser l’instabilité financière sans tuer la croissance, et le plus souvent fait le choix de laisser vivoter la croissance en attendant dents serrées la prochaine explosion des marchés.

L’union bancaire, très légèrement vêtue

Quand cette explosion surviendra, et si elle est d’une taille comparable à celle de 2007-2008, il ne faut pas escompter la moindre protection de l’union bancaire. En premier lieu, et sans même parler du fait qu’il laisse de côté bon nombre de « petites banques », le dispositif de « surveillance » exprime synthétiquement l’esprit de la nouvelle « régulation » – identique en tout à celui de la précédente – : imposer aux banques l’encadrement d’un certain nombre de ratios, dont le dépassement est supposé entraîner une intervention correctrice des régulateurs, là où il faudrait interdire des pratiques, et fermer des marchés (15).

Malheureusement les ratios de solvabilité et les exigences de capitalisation n’ont jamais empêché en aucune manière les dynamiques de crise financière qui ont pour mécanisme central le renversement brutal, et polarisé, des anticipations, et l’évaporation de la liquidité. On rappellera que Lehman Brothers coule en septembre 2008, comme Bear Stearns avant elle en 2007, avec un ratio Tier-1 (16) plus qu’honorable – et supérieur aux seuils de la présente régulation (17) ! Tout ceci pour ne rien dire de l’arbitraire de leurs modes de calcul, notamment sous l’effet des opérations de pondération des risques, comme de juste laissées à la discrétion des régulés…

Que les choses soient bien claires : aucune des dispositions actuelles n’a le moindre pouvoir d’empêcher la reformation d’une bulle – ou de plusieurs comme c’est le cas actuellement ! L’union bancaire demande alors à être jugée d’après ses capacités à résister à la matérialisation d’un risque systémique – soit un scénario du type Lehman, avec menace d’écroulement généralisé et de runs bancaires en tous sens. Or poser la question c’est y répondre. Le fonds de garantie des dépôts, abondé par les banques elles-mêmes, vise les 60 milliards d’euros de dotation… à échéance de 2025. Et bon courage d’ici là. De tout façon, de deux choses l’une : ou bien il n’est question que d’une faillite bancaire ponctuelle et circonscriptible, et alors un fonds européen n’apporte aucune différence significative par rapport aux dispositifs nationaux de garantie ; ou bien l’on a affaire à une authentique situation de risque systémique, et les 60 milliards d’euros sont du dernier ridicule en comparaison des garanties potentielles à émettre qui sont de l’ordre du millier de milliards d’euros. Une surveillance qui ne surveille rien et un fonds de garantie voué à être dépassé là où, en vérité, seule une banque centrale – déjà là – a les moyens d’intervenir : voilà le mirifique bilan de « l’union bancaire » dont la croyance qu’on peut avoir en ses protections réelles vaut à peine mieux que celle en la vertu calorique du paréo en plein hiver sibérien.

Le contresens politique des eurobonds

L’autre grand cheval de bataille de l’économicisme européiste, les eurobonds, ne vaut pas mieux que le précédent. Vu de loin, on comprend sans peine le fervent enthousiasme dont ils jouissent, tout ce qui commence par « euro- » ayant la vertu de signifier l’Europe en marche, et l’amorce de fédéralisation des finances publiques étant vue comme celle de la fédéralisation tout court. Au prix cependant de l’illusion récurrente que les fédéralisations économiques – après celle de la monnaie, celle de la dette – auraient en elles-mêmes la propriété d’induire la fédéralisation politique, peut-être même, qui sait, d’en tenir lieu. L’expérience désastreuse de la monnaie unique n’ayant pas suffi à établir dans ces esprits que les choses doivent s’agencer dans l’ordre inverse, et la construction – si elle est possible ! – d’une communauté politique précéder celle des communautés monétaire et financière, pourquoi donc, en effet, ne pas récidiver avec la dette ?

Si l’on devait ramener la tare intellectuelle de l’économicisme à son noyau le plus essentiel, ce serait bien à cette croyance en l’autonomie de l’économie, en son pouvoir d’autosustentation, et sa souveraine indépendance de tout ancrage politique. Il est vrai que la première époque de la construction européenne, à partir du Traité de Rome, était idéalement faite pour nourrir cette illusion : l’Europe ne s’est-elle pas d’abord construite par le marché, la CEE permettant même d’accomplir des rapprochements que la voie politique directe n’aurait pas pu obtenir à ce moment-là ? Extrapoler sans limite cette tendance initiale cependant, c’était ne pas voir qu’il est des seuils de l’intégration économique – la monnaie, les finances publiques – qui produisent des différences qualitatives, et ne peuvent plus prétendre s’effectuer sans des soubassements politiques préalables, qui en fait leur donnent leurs conditions de possibilité. Mais peu importe que la monnaie unique ait déjà démontré en vraie grandeur les désastres qui suivent de cette ignorance, récidivons-donc avec la dette !

Par charité, on ne posera même pas à l’axe Rosanvallon-Piketty la question de savoir par quel miracle de générosité l’Allemagne pourrait entrer dans pareil dispositif des eurobonds en acceptant un renchérissement significatif de ses coûts d’endettement puisque, à une prime de liquidité près résultant de l’effet de taille, le taux des eurobonds sera plus proche de la moyenne pondérée des taux nationaux actuels que du taux allemand. Stiglitz imagine que l’effet de consolidation jouera à plein et que la comparaison des endettements globaux de l’Union et des Etats-Unis, qui se fera en faveur de la première, se reflètera dans les taux. Mais rien n’est moins sûr. Et, comme toujours, pour une raison toute politique, qui tient en l’occurrence à l’absence d’unité souveraine de politique économique en Europe – unité que les eurobonds par eux-mêmes sont bien incapables de faire surgir.

Quand bien même on parviendrait à faire prendre aux investisseurs le point de vue de la consolidation, c’est-à-dire à envisager l’Union comme un tout plutôt qu’en ses parties, et à rendre ainsi les eurobonds opportuns, il faut bien voir quelle en serait la contrepartie institutionnelle : une surveillance draconienne des politiques nationales à côté de laquelle l’actuel TSCG est l’équivalent du règlement intérieur d’un camp de hippies. Car il est évidemment exclu que l’Allemagne entre dans quelque dispositif de responsabilité solidaire sans s’être préalablement assurée qu’un ordre inflexible y règnera. C’est pourquoi la moindre déviation des paramètres financiers, bien en amont du seuil de 3% (pour les 60% de la dette, il faudrait d’abord y retourner…), donnera lieu aux interventions d’un pouvoir de tutelle européen ultra-renforcé, dûment constitué à cette fin, avec sans doute des options de prise directe des commandes de la politique économique, à la manière dont les gouvernements grecs ont été dépossédés. Soit au total des formes de troïkation généralisée, mais devenue procédures régulières, et réduisant les Etats déviants – on voit d’avance lesquels – au statut de protectorats économiques.

Pour des économistes devenus ignorants de ce qu’est vraiment une économie politique, par croyance en l’existence d’une inexistante « science économique », il est à craindre que ces choses-là soient inaccessibles. Et inaccessible également l’idée que les eurobonds ne font que reconduire en pire la crise politique de souveraineté qui, fondamentalement, dévaste l’Union européenne. On dira que parmi ces économistes, il y a supposément un historien du politique, éponyme de l’appel. Le fait est pourtant qu’on aura rarement vu « Manifeste pour une union politique de l’euro » (18) si étranger aux données réelles de la politique, jusqu’au point d’imaginer qu’une usine à gaz bicamérale, ajoutant au Parlement européen un parlement additionnel de l’euro, pourrait procurer quelque supplément démocratique autre que de pur simulacre, quand les principes effectifs encadrant la conduite des politiques économiques seront inscrits dans des super-traités, et plus que jamais soustraits à toute remise en cause – c’était déjà le prix à payer pour avoir l’Allemagne dans la monnaie unique, ce le sera davantage encore pour l’avoir dans l’eurobond unique. Faute de quoi, et notamment d’accord allemand, le « parlement de l’euro » et tous les manifestes « politiques » de la même farine pourront être renvoyés au domaine des songes creux.

Good bye and good luck…

Ce sont évidemment les mêmes raisons qui conduisent fatalement à regarder la plupart des autres propositions de Stiglitz comme aussi chimériques. Car on peut bien demander que la BCE poursuive des objectifs de croissance et d’emploi (19), ou bien que soient abandonnées les politiques d’austérité (20), c’est-à-dire de s’assoir sur le traité de Lisbonne et le TSCG réunis : autant vouloir la chute des corps de bas en haut ou la neige en juillet. A l’inverse cependant des manifestes de l’européisme savant, Stiglitz, lui, a au moins le mérite de fournir un discours complet : « voici ce qu’il faudrait faire… et si on n’y arrive pas, il faudra se résoudre à tirer l’échelle » (21). Or le « ce qu’il faudrait faire » est suffisamment éloquent d’improbabilité pour que la conclusion qui s’ensuit logiquement, l’abandon de l’euro, devienne une option de discussion légitime plutôt qu’un motif d’évocation des années sombres de notre histoire pour les plus ridicules, ou bien simplement d’entêtement inconséquent pour les plus désireux de continuer à croire.

Mais c’est bien là le genre de tendance que l’argumentation seule ne désarme pas facilement. Aussi souffrirons nous encore un moment la prédication européiste, les cris de victoire au moindre progrès de trotte-menu, voire à sa seule illusion, les appels à la patience, au temps long de l’histoire – pendant que la persécution économique bat son plein : en Grèce, au Portugal, en Espagne, ailleurs. Bref, les perspectives bien propres sur elles de Rosanvallon et de Piketty, dont, soit dit en passant, il faudra bien un jour mesurer le succès médiatique à l’innocuité de ses propos, comme en témoignent le refus de toucher à quoi que ce soit de fondamental des structures du capitalisme, et le repli dans des solutions bien faites pour ne jamais voir le jour – l’impôt mondial ! avec le même souci du réalisme que pour l’Europe fédérale et sociale. A la manière de George Clooney donc : Good bye and good luck…

Frédéric Lordon

(1« Italie : Renzi regonfle la gauche », Libération, 26 mai 2014.

(2« Renzi, ou l’espoir de l’euro-gauche », Le Nouvel Observateur, 5 juin 2014.

(3Marc Lazar, « Matteo Renzi, le nouvel espoir de la gauche européenne », Slate, 27 mai 2014.

(4Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, « Refusons les recettes de la gauche taxophile », Le Monde, 24 juin 2014.

(5Eric Decouty, « L’Union européenne en plein virage politique », Libération, 25 juin 2014.

(6« Le rose pousse en Europe », « une » de Libération, 26 juin 2014.

(7Le six-pack est un ensemble constitué de cinq régulations et une directive, qui couvrent non seulement la surveillance des finances publiques, mais également, beaucoup plus largement, la « surveillance macroéconomique », et notamment tout ce qui touche aux efforts de compétitivité, domaine défini de manière tellement vague et extensive qu’on peut y faire entrer à peu près tout ce qu’on veut.

(8« La crise tient fondamentalement aux vices de la construction de la zone euro », déclare-t-il à L’Express – incroyable : il y avait donc des vices ? (« Des économistes ont joué les pythies », L’Express, 5 juin 2013).

(9« Un monde d’idées », France Info, 18 mai 2014.

(10Jean-Marie Colombani, « La France du repli et du rejet », Direct Matin, 3 février 2014.

(11Joseph Stiglitz, « Une autre politique pour l’euro », Mediapart, 26 juin 2014.

(12Joseph Stiglitz, art. cit.

(13« Quatre principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières », avril 2008 ; Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008.

(14C’est-à-dire qu’elle ajoute des louches de dette à quelques cuillerées de fonds propres.

(15Voir « Si le G20 voulait… », 18 septembre 2009.

(16Le Tier-1 est un ratio de solvabilité qui rapporte une certaine définition des fonds propres de la banque à ses engagements risqués, chaque actif n’étant pas compté à sa valeur nominale mais pondéré par son niveau de risque.

(17Pour une discussion plus substantielle sur ce sujet, voir Frédéric Lordon, « L’effarante passivité de la re-régulation financière », in Les Economistes Atterrés, Changer d’économie, Editions Les Liens qui Libèrent, 2012.

(18Pierre Rosanvallon, Thomas Piketty et alii, « Manifeste pour une union politique de l’euro », Le Monde, 16 février 2014.

(19« Une banque centrale se concentrant non seulement sur l’inflation, mais également sur la croissance, l’emploi et la stabilité financière », Joseph Stiglitz, art. cit.

(20« Le remplacement des politiques d’austérité anti-croissance par des politiques pro-croissance se concentrant sur les investissements dans les peuples, la technologie et les infrastructures », Joseph Stiglitz, art. cit.

(21« Si l’Allemagne et d’autres pays ne sont pas prêts à faire ce qu’il faut […] alors il se pourrait que l’on doive abandonner l’euro pour sauvegarder le projet européen », Joseph Stiglitz, art. cit.

Partager cet article