En Allemagne, Rheinmetall est sur le point de finaliser un juteux contrat avec lʼAlgérie : un millier de transports de troupes blindés de type « Fuchs II », ainsi que lʼusine qui en construira la majeure partie en Algérie même. Le projet est lancé depuis 2011, où il avait reçu un premier feu vert du Conseil fédéral de sécurité. Selon la lettre TTU (n° 939, 28 juin 2014), « Berlin aurait cependant assorti ce contrat d’une clause, limitant la production des engins assemblés en Algérie à une utilisation exclusive par les forces algériennes et à une interdiction d’exportation vers des pays tiers ». En outre, ThyssenKrupp construit deux frégates pour la marine algérienne, et Daimler a placé quelques centaines de camions militaires. Le tout représente au moins 4 à 5 milliards dʼeuros de rentrées pour lʼindustrie allemande (1).
Lire le premier volet, « La foire aux armes ».
Comme l’établit le rapport gouvernemental sur les exportations d’armes, récemment paru à Berlin, l’Indonésie et surtout l’Arabie saoudite – outre l’Algérie – sont parmi les premiers clients d’une industrie allemande de l’armement qui se sent pousser des ailes : en 2013, les ventes à l’export d’armes et produits assimilés ont approché les 6 milliards d’euros. Mais Sigmar Gabriel, alors président du parti social-démocrate, sʼétait engagé lors de la campagne électorale à nettement restreindre les exportations dʼarmes. Devenu ministre de l’économie dans l’actuelle coalition, il est justement responsable du contrôle de ces exportations et membre du Conseil fédéral de sécurité, lequel octroie ou refuse à huis clos le droit à exporter.
Pays interdits, règles contournées
« Au moment où Bagdad accuse lʼArabie Saoudite de soutenir les djihadistes sur son sol, les partisans dʼune politique dʼexportation plus restrictive se sont réveillés », écrit TTU (n° 938, 21 juin 2014). Et, parmi eux, le ministre de lʼéconomie, qui a bien l’intention de peser en faveur d’une extension des contrôles, si lʼon en croit ses déclarations, celles des dirigeants de son parti et de son secrétaire dʼEtat Kapferer. Face à cela, de nombreux conservateurs sʼinquiètent et évoquent les risques de pertes dʼemploi et de départs dʼentreprises ».
Des contrôles qui sont parfois contournés, comme le rapporte le Süddeutsche Zeitung : il s’agissait de la livraison, par l’armée américaine, d’une centaine de milliers de pistolets SP 2022 fabriqués en Allemagne par SIG Sauer, à la police nationale colombienne (qui dépend du ministère de la défense). Or le pays figure sur la liste des pays interdits de livraison d’armes par des entreprises allemandes. Même cas de figure pour des fusils Heckler & Koch fournis au Mexique par une filiale américaine de cette entreprise allemande, qui les aurait ainsi réexportés illégalement.
L’extrême éparpillement de l’industrie européenne de l’armement, pour partie encore étatisée, conduit à une concurrence parfois effrénée. Dans le secteur des blindés, par exemple, il n’est pas rare de trouver en Europe une vingtaine de choix pour un type de véhicule. Les efforts de rapprochement ont été vains, jusqu’à l’annonce, mardi 1er juillet 2014, d’une fusion à terme entre le français Nexter Systems (l’ex-GIAT, fabricant du char Leclerc) avec son homologue allemand KMW (ex-Krauss Maffei, qui produit le char Léopard). Ce rapprochement a été jugé « historique » par le ministre français de la défense, Jean-Yves Le Drian, qui le compare à la création d’EADS en 2000 pour le secteur aéronautique, ou à celle de MBDA en 2001 dans le secteur des missiles.
Des concessions à la nasse
La vente d’armement à certains pays, outre qu’elle n’est pas forcément profitable (problèmes de financement, défauts de paiement, transferts de technologie, annulations de contrats, intermédiaires trop gourmands, etc.), peut aussi induire des dépendances à l’égard du pays ainsi « aidé ».
La France, pour tenter de conserver ou élargir ses positions en direction des pays du Golfe, consent – au nom du « soutien aux exportations » — à des « concessions inutiles, abusivement fondées sur le principe du donnant-donnant, où elle est la seule à s’engager officiellement, au détriment de sa liberté d’action politique », sous la forme d’accords de coopération militaire ou de traités de défense, et même de l’installation d’une nouvelle base militaire (à Abou Dhabi), « la première base permanente créée à l’étranger depuis la fin de la colonisation », affirme Marc Cher-Leparrain dans un article sur le « coût prohibitif des ventes d’armes françaises dans le Golfe ».
Ces accords, « vu[s] des émirats du Golfe, sont une nasse qui enferme la France dans une obligation à intervenir, qu’ils lui achètent ou non des armements ». Et ils lui en achètent justement de moins en moins, y compris le fameux Rafale, proposé à Abou Dhabi depuis 2008 ...
Stricte vigilance
Toutes ces entreprises étaient bien sûr représentées au salon Eurosatory 2014, ainsi que l’organisme de vente de l’armement russe, Rosoboronexport : « Qu’en disent les populations syriennes ? », s’interrogeait l’ONG Action Sécurité Éthique Républicaines (ASER) (2). Une présence jugée « ostentatoire » et choquante par ASER, alors que la Russie est un des principaux fournisseurs du régime de Bachar Al-Assad, responsable de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de graves violations des droits de l’homme contre la population syrienne (comme l’ont établi le Conseil des droits de l’homme, ainsi que les commissions d’enquête des Nations unies, suivies en cela par de nombreux pays de la communauté internationale, dont la France elle-même).
Selon ASER, « la récente ratification par la France du Traité international sur le commerce des armes (TCA) (3) aux Nations unies aurait dû pourtant inciter le gouvernement français à une plus stricte vigilance quant à la participation à ce salon d’une telle entreprise, complice des crimes commis par Damas ». L’ONG rappelle la publication prochaine du rapport sur les exportations d’armes par la France et sa présentation au Parlement. Elle attend de ce rapport qu’il « réponde enfin aux demandes, réitérées depuis de longues années, d’une description plus précise des matériels exportés, à l’instar de celle affichée dans le registre des Nations unies. Sur la base des descriptions antérieures, il était jusqu’ici impossible d’identifier les armes exportées, et donc d’en connaitre les éventuels usages pour de graves violations des droits de l’Homme et/ou du droit international humanitaire, dont le contrôle constitue la quintessence du TCA ».
Embrouilles politico-financières
A propos de l’examen prochain, par la Cour de justice de la République (CJR), du rôle joué par l’ancien premier ministre français Edouard Balladur et l’ancien ministre de la défense François Léotard dans le contrat d’armements des sous-marins Agosta pour le Pakistan, conclu en 1994, Benoît Muracciole — sur son blog « Armer-Désarmer » — clame que « le temps d’un contrôle des intermédiaires et de la transparence dans les ventes d’armes est venu ! », mais sans trop y croire.
Il doute de la volonté de transparence du gouvernement : « Les résistances au ministère de la Défense sont toujours aussi importantes et semblent d’un autre âge. Celles-ci, qui viendraient de la volonté du pays importateur de ne pas voir la liste de son armement révélée, sont une fable, comme celle du refus de l’industrie de l’armement de révéler les informations sur leurs armes pour des raisons de compétitivité ».
De même en ce qui concerne le contrôle des intermédiaires — sources d’innombrables embrouilles politico-financières : « Malgré les efforts de la délégation française aux Nations unies lors des négociations du traité sur le commerce des armes pour obtenir un article sur leur contrôle strict, les gouvernements français successifs n’en ont pas voulu ! », regrette Benoît Muracciole, alors qu’un projet de loi actuellement en attente, mais jamais mis à l’ordre du jour de l’assemblée nationale, permettrait des progrès sensibles .
Armes russo-ukrainiennes
L’industrie russe de l’armement, qui se relevait depuis quelques années (4), doit encaisser les effets de la crise ukrainienne. De nombreux composants de matériels militaires russes (notamment dans les composants de missiles, les moteurs d’hélicoptères) étaient fabriqués en Ukraine, dont les sociétés de fret et les ports assuraient en outre le transfert des armes russes exportées vers la Syrie, l’Iran, l’Algérie et l’Afrique noire.
Lire « Aux racines économiques du conflit ukrainien », Le Monde diplomatique, juillet 2014.
A la mi-juin, le président ukrainien Petro Porochenko a décidé un gel de la coopération militaire avec la Russie. Cette dernière semble vouloir s’affranchir de la dépendance à l’égard de Kiev pour ce qui concerne la défense. Ainsi, Dmitri Rogozine, vice-premier ministre russe en charge de l’industrie de l’armement, a-t-il prévenu que « tout ce qui est nécessaire au VPK (complexe militaro-industriel) devra être produit en Russie (…) Nous nous sommes trop reposés sur l’Ukraine (…) Il nous faudra entre deux ans et demi et trois ans pour y parvenir ». (5)
Matériels majeurs
La crise en Ukraine risque également de remettre en cause l’achat par la Russie de bâtiments de projection et de commandement (BPC) fabriqués en France. Quatre cents marins constituant les deux futurs équipages des deux porte-hélicoptères de type « Mistral, » vendus par la France à la Russie en 2011, sont arrivés lundi dernier à Saint-Nazaire : leur formation, dispensée par des anciens de la marine nationale, employés par Défense conseil international (DCI) (6), durera quatre mois, à bord du Vladivostok, le premier d’une série de deux bâtiments (plus deux options). Un des équipages doit repartir avec ce navire en novembre prochain. En 2015, le jumeau du Vladivostok, le Sébastopol, en cours d’assemblage, doit rejoindre à son tour les forces de la marine russe.
Il s’agit de la première vente à la Russie de matériels majeurs produits par un pays de l’OTAN. Pour Barack Obama, qui s’exprimait jeudi 5 juin, lors d’une conférence de presse à l’issue du sommet du G7 à Bruxelles, « il aurait été préférable de suspendre » la vente des deux navires de guerre français à la Russie : « J’ai exprimé mes inquiétudes, et je ne pense pas être le seul », a-t-il ajouté. En dépit de l’opposition américaine, la France a maintenu cette vente de 1,2 milliard d’euros : le contrat « n’est pas remis en cause pour l’instant », avait déclaré début juin le président François Hollande, avant de recevoir son homologue américain ainsi que le président russe Vladimir Poutine, dans le cadre de la commémoration du 70e anniversaire du débarquement allié en Normandie.
Tenir le choc
Autre cas de figure : la question du transfert d’armes françaises au Rwanda, dans les années 1990, qui reste controversée. Lors d’une audition par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 16 avril dernier, Hubert Védrine — qui était secrétaire général de l’Elysée en 1994 — a admis l’existence de livraisons d’armes à l’armée rwandaise pendant le génocide des Tutsi (avril à juillet 1994).
Interrogé par le député socialiste Joaquim Pueyo, qui lui demande : « Est-ce que la France a livré des munitions aux forces armées après le début du génocide ? À quelle date ? », l’ancien secrétaire général de l’Élysée répond :
« Ce que je crois être le cas, ce que j’ai compris à l’époque ou après, avec le recul ou maintenant, c’est que la France a donc armé l’armée rwandaise pour résister aux attaques du FPR et de l’armée ougandaise, avec un certain type d’armement qui n’a jamais servi au génocide. Donc c’était armé dans ce but à partir de 1990 et après. Donc il y a eu des livraisons d’armes pour que l’armée rwandaise soit capable de tenir le choc, parce que s’il n’y avait pas d’armée capable de tenir le choc, vous pouviez oublier Arusha et tout le reste, il n’y a plus les éléments, il n’y a plus le levier pour obtenir un compromis politique ».
« Donc, poursuit Védrine, il est resté des relations d’armement et ce n’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies : c’est la suite de l’engagement d’avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire. Ça n’a jamais été nié, ça. Donc, ce n’est pas la peine de le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable, masquée. C’est dans le cadre de l’engagement, encore une fois, pour contrer les attaques, cela n’a rien à voir avec le génocide ».
Canons et machettes
Dans un commentaire, l’association Survie souligne que M. Védrine, après Bernard Kouchner, reconnaît donc l’existence de ces livraisons. Mais, alors que l’ancien secrétaire général rappelle que « [les Hutu] n’ont pas fait les massacres avec les armes françaises fournies pour tenir la frontière avec l’Ouganda — les massacres, comme vous le savez, ont été faits à coups de machettes, village par village », Survie estime que « le distinguo qu’il opère entre les armes ayant servi à combattre le FPR et les armes ayant servi au génocide n’a aucun sens (7) », tous les modèles d’armes « légères » ayant été utilisés pour commettre les massacres (8).
L’association considère ainsi qu’Hubert Védrine devrait expliquer « qui sont les responsables politiques ou militaires français de l’époque qui ont donné l’ordre de livrer des armes aux génocidaires pendant le génocide, quels types d’armes ont été livrés, à quelles dates, par quels canaux, avec quels financements ». Et notamment quel a été le rôle de Paul Barril, ex-supergendarme de l’Elysée, signataire le 28 mai 1994 d’un contrat de fourniture d’hommes et de munitions avec le gouvernement intérimaire rwandais.
Survie conclut qu’il « appartient au Parlement de demander des comptes au pouvoir exécutif sur la politique menée au Rwanda (…) le travail important conduit en 1998 par la Mission d’information parlementaire présidée par Paul Quilès n’ayant pas permis d’éclairer la question des livraisons d’armes pendant le génocide — ce qui sous-entend que l’exécutif a menti aux députés en leur cachant ces livraisons ».
Premier volet : « La foire aux armes
Troisième volet : « L’art et la manière de contrôler les foules »