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Maya Angelou et Ruby Dee

Deux artistes debout

par Pauline Guedj, 16 juillet 2014

28 mai 2014, sur les réseaux sociaux, les pages personnelles de nombre d’artistes noirs américains sont assombries par une triste nouvelle : Maya Angelou est morte. La presse internationale s’en fait l’écho, et multiplie les citations de son premier récit autobiographique, le sublime Je sais pourquoi l’oiseau chante en cage, qui lui valut d’être la première auteure noire américaine à publier un best-seller. De Barack Obama à Bill Clinton en passant par Cyndi Lauper, ils sont nombreux à lui rendre hommage.

Quelques mois plus tard, le 11 juin dernier, nouvelle disparition, celle de l’actrice Ruby Dee. Barack Obama rend publique son émotion en insistant sur ses souvenirs de l’actrice dans Do the Right Thing de Spike Lee, que Michelle et lui-même étaient allés voir lors de leur premier rendez-vous, il y a 25 ans. « A travers son rôle dans le mouvement des droits civiques, Ruby Dee et son mari Ossie Davis ont ouvert de nouvelles portes pour nous tous ».

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Ruby Dee dans Do the Right Thing, de Spike Lee (1989).

Lire Christine Sitchet, « Combats civiques d’une Noire américaine », Le Monde diplomatique, avril 2009. Maya Angelou et Ruby Dee comptaient parmi les dernières survivantes d’une génération d’artistes-activistes qui a connu les affres de la ségrégation, a dénoncé la violence des ghettos et s’est engagée dans le sillage du mouvement des droits civiques. Dans leurs écrits, dans leurs choix de carrière, dans leurs actions, elles ont choisi de se faire les représentantes de leur communauté et de se battre pour l’amélioration de ses conditions de vie.

Ruby Dee est née en 1922 à Cleveland dans l’Ohio. Elle assiste à 7 ans au départ de sa mère qui, éprise des prédications d’un pasteur, délaisse sa famille et accompagne son mentor dans ses pérégrinations. Ruby, son frère et sa sœur suivront alors leur père à New York où, comme bon nombre d’Afro-Américains de l’époque, il espère obtenir un emploi mieux payé. C’est alors l’ère de la Grande Migration. Entre 1910 et 1950, plusieurs milliers de Noirs, fuyant la ségrégation, gagnent les villes du nord du pays. La famille Wallace s’installe dans un immeuble de la 7e avenue et découvre Harlem, un quartier en pleine transformation.

Les histoires familiales complexes et les multiples déménagements seront également le lot de Maya Angelou. Née en 1928 à Saint Louis dans le Missouri, Maya, alors Marguerite Annie Johnson, souffre elle aussi dans son enfance de la séparation de ses parents. Très jeune, elle est envoyée avec son frère aîné dans l’Arkansas chez sa grand-mère paternelle, qui l’élèvera jusqu’à l’âge de 16 ans. Là, Maya subit la ségrégation et est victime des violences des organisations fondamentalistes. A 7 ans, lors d’une visite dans sa famille, elle est violée par le petit-ami de sa mère. Le drame aura un effet profond sur l’enfant qui pendant des années refusera de parler. Dans les années 1940, profitant des opportunités économiques offertes par l’entrée en guerre des Etats-Unis, Maya réussit à s’émanciper de sa famille et emménage à San Francisco où elle multiplie les petits boulots — elle sera notamment la première Noire conductrice de tramway. Elle commence de brillantes études de danse et de comédie. En 1952, elle épouse un marin grec dont elle adopte le nom Angelopoulos raccourci en Angelou et se prépare pour sa nouvelle migration, vers la terre d’adoption de Ruby Dee : Harlem.

Maya et Ruby s’engagent dans une carrière artistique à partir des années 1950. Ruby, qui avait intégré dès la fin des années 1940 l’American Negro Theater, décroche des contrats intéressants, donnant la réplique à Harry Belafonte et Sydney Poitier. En 1950, elle obtient son premier rôle dans un film, The Jackie Robinson Story de Alfred E. Green, où elle interprète l’épouse du célèbre joueur de baseball. La décennie suivante lui permettra d’interpréter certains de ses plus beaux rôles, en particulier celui de Ruth Younger dans A Raisin in the Sun mis en scène par Daniel Petrie et adaptation de la pièce de théâtre de Lorraine Hansberry que Ruby avait déjà jouée à Broadway.

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Maya Angelou dans Calypso Heat Wave (1957).

De son côté, Maya Angelou devient une danseuse et actrice de renom. Elle prend part à une nouvelle production du Porgy and Bess de George Gershwin, enregistre un album Miss Calypso et participe en 1961 à la première représentation outre-Atlantique de la pièce de Jean Genet, Les Nègres. En 1960, elle avait également accompli son premier acte de militante, en mettant en scène et en apparaissant dans la revue Cabaret For Freedom dont les bénéfices furent intégralement versés à la Southern Christian Leadership Conference, une organisation anti-ségrégationniste dont l’un des leaders était son ami Martin Luther King.

Un événement majeur aura bientôt des répercussions cruciales dans la vie des deux artistes. Le 21 février 1965, Malcolm X est assassiné. Depuis un an, il avait quitté l’organisation Nation of Islam. Persécuté par ses anciens compagnons de route, il avait trouvé refuge dans le foyer de Ruby Dee et de son époux Ossie Davis. Quelques jours avant l’assassinat, Ruby avait vu Malcolm. Lors des funérailles, Ossie prononcera l’oraison funèbre. Au moment de son décès, Malcolm était actif dans la création d’une organisation politique, l’Organization of Afro-American Unity (Organisation de l’unité afro-américaine), qui, forte des voyages de son leader en Afrique, se voulait panafricaine et comptait soutenir le non-alignement des peuples colonisés en voie de libération. Un nombre important de militants noirs, dont Ruby Dee, désiraient accompagner Malcolm dans cette nouvelle aventure. Le drame de sa disparition marquera la fin de leurs aspirations.

Lire Achille Mbembe, « Malcolm X, inépuisable mythe en temps d’extrême adversité », Le Monde diplomatique, février 1993. L’assassinat de Malcolm X bouleversera également Maya Angelou. Depuis plusieurs années, elle séjournait au Ghana où elle avait rejoint un groupe d’Afro-Américains expatriés, militants du panafricanisme. Comme eux, elle était convaincue que les peuples noirs du monde devaient s’unir pour lutter ensemble contre l’impérialisme blanc. Elle pensait aussi que les Afro-Américains devaient redécouvrir l’Afrique et s’inspirer du continent noir pour trouver les clés de leur libération. A Accra, Maya avait fait la rencontre de Malcolm X. Son discours faisait largement écho à ses propres conceptions, elle avait donc décidé de rentrer aux Etats-Unis pour rejoindre son combat. Sa mort mettra un terme à la carrière politique de Maya.

C’est à ce moment-là qu’elle emprunte une nouvelle voie. Actrice et interprète célèbre, elle devient écrivain. Son ami James Baldwin lui conseille de raconter son histoire. Son autobiographie, Je sais pourquoi l’oiseau chante en cage, paraîtra en 1969. Le livre, brillant récit initiatique de la vie d’une enfant meurtrie, marque le début d’une carrière à succès. Jusqu’à sa disparition, Maya Angelou publie de nombreux ouvrages, parmi lesquels cinq titres qui viennent compléter son autobiographie, rédige des scénarios — Georgia Georgia en 1972 —, dit des poèmes en public et enregistre un album de poésie. Elle reçut pour son travail de nombreuses distinctions, une nomination pour le prix Pulitzer et la médaille de la libération que lui remit récemment Barack Obama.

La carrière de Ruby Dee connut un nouvel élan à partir de la fin des années 1980 lorsqu’elle fut approchée par un cinéaste à l’aube de sa carrière, Spike Lee. En 1989, elle rejoint la distribution de Do The Right Thing, où, aux côtés d’Ossie Davis, elle interprète le rôle de Mother Sister. Voix pleine de complainte et de douleurs, présence légère et furtive, elle est cette femme, assise sur le pas de sa porte, qui observe la violence monter dans un pâté de maison à Brooklyn... Plus tard, Ruby Dee sera la Lucinda Purify de Jungle Fever du même Spike Lee, une mère effondrée par la toxicomanie de son fils, Samuel L. Jackson dans son plus beau rôle. Et en 2007, elle devient Mama Lucas dans American Gangster de Ridley Scott. Son interprétation lui valut, à 85 ans, une nomination aux Oscars.

Jusqu’à la fin de leur vie, Ruby Dee et Maya Angelou, toujours actives sur le plan politique, ont commenté le monde qui les entourait. En 1993, lors des manifestations organisées en réaction au meurtre du libérien Amadou Diallo par la police new-yorkaise, Ruby Dee, 71 ans, est interpellée et placée en garde à vue. En 1995, Maya Angelou est invitée par Louis Farrakhan, qui dirige la Nation of Islam depuis 1981, à dire un de ses poèmes, lors de la Million Man March, la plus grande manifestation afro-américaine organisée à Washington depuis la marche de Martin Luther King. Proche de la famille Clinton, elle soutiendra Hillary lors de la bataille pour les primaires de 2008. Pendant la campagne présidentielle, elle se rangera du côté de Barack Obama.

Ruby Dee et Maya Angelou furent parmi les derniers témoins d’une époque révolue ; une époque où, pour les Afro-Américains, activité artistique rimait avec engagement politique. « Le genre de beauté que je cherche à atteindre, disait Ruby Dee, est celle qui est difficile à connaître, celle qui vient de la force, du courage et de la dignité ». Saluons-les toutes deux, leur expérience et leurs combats ont contribué à forger les générations suivantes.

Bibliographie

Maya Angelou Je sais pourquoi l’oiseau chante en cage, (première édition 1969) Livre de Poche, 2009

Maya Angelou Un billet d’avion pour l’Afrique, (première édition 1981) Livre de Poche, 2012

Maya Angelou Tant que je serai noire, (première édition 2002) Livre de Poche, 2009

Ruby Dee et Ossie Davis With Ossie and Ruby. In this life together, First Quill, 2000

Pauline Guedj

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