C’est ce qu’on appelle un spectacle coup de poing.
Saisi par l’image de la geôlière américaine tirant un prisonnier nu au bout d’une laisse dans l’enfer d’Abou Ghraib — qui a fait le tour du monde et du Web (1) —, Jean-Michel Rabeux a écrit et mis en scène La Petite soldate américaine, un « conte sans fée mais avec moralité » pour adultes mais aussi pour enfants à partir de 13 ans.
Il l’a dans un premier temps conçue dans une forme légère pour être jouée hors les murs, plutôt dans des lycées et collèges, foyers, centres sociaux, dans un dispositif de proximité incluant l’échange avec le public après la représentation. Et puis il y a eu cette invitation du Louvre-Lens, dans le cadre de sa magistrale exposition Les désastres de la guerre (1800-2014) (2), avec son plateau d’une ouverture profonde et une mise en espace et en lumière qui pousse encore plus loin le vertige. « Le plus impressionnant, c’est de redécouvrir que la scène du théâtre amène d’emblée le silence dès le début de la représentation. Ce qui était loin d’être gagné dans tous les autres lieux où nous avons joué », souligne Jean-Michel Rabeux qui fait depuis des années des spectacles dans toutes sortes d’endroits, pour des gens qui n’ont pas l’habitude d’en voir et dont il veut aller chercher le regard. « Dans les collèges, c’est en général lorsque Eram, le conteur, raconte les sévices subis par les prisonniers et dit “même les enfants riaient” que le silence se fait ».
Ici donc, à Lens, dans le Nord-Pas-de-Calais, lors d’une représentation scolaire qui rassemble les adolescents qu’on a vu s’éparpiller avec bonheur dans un musée pensé pour eux, le silence se fait d’emblée. Il faut dire qu’Eram Sobhani et Corinne Cicolari forment un couple d’artistes qui scotchent l’attention. Il est grand et souple, visage ouvert et mobile, voix chaude. Elle est petite et fine, à ses côtés encore plus petite et fragile, yeux écarquillés, voix infiniment modulable. Ils sont tous les deux en pantalon noir et chemise blanche et font penser aux clowns de l’enfance. Il portera les voix, celle du conteur comme celle de la Petite soldate, elle ne s’exprimera qu’en chansons, dans un registre de variétés, rock, jazz, en se promenant dans toutes les langues. Cette distribution de la parole installe d’emblée une étrange fiction-réalité qui conduit sur une ligne de crête, entre séduction et effroi. Pour tout décor, un bloc au milieu du plateau qui évoque une cellule grillagée de la taille d’un coffre, le tableau immense et décalé d’un chêne – sous lequel, dans les livres, on rend la justice – du Mississipi, et à cour et à jardin, des instruments de musique, batterie et flûte.
« Il était une fois une petite soldate américaine ». L’histoire peut commencer. Si rien n’est vrai, tout renvoie au réel. La photo de l’homme humilié par sa tortionnaire s’est imprégnée en nous comme à une autre époque la fillette nue qui courait sous les bombardements américains au Vietnam (lire « Au Vietnam, une petite fille sur une photo... »). Elle est ici ramenée à la surface de la scène du théâtre, dans son espace d’interpellation. Le déroulement du conte est saisissant, dans un magnifique équilibre entre la violence du texte et la recevabilité de sa langue poétique. La petite soldate américaine aime chanter des chansons « comme toutes les soldates du monde entier ». Mais elle, « elle les chante bien » et le décalage entre le récit de guerre et les tubes familiers : « Ti amo, ti volio, ti amo... », « Bruxelles ma belle / je te rejoins bientôt / aussitôt que paris me trahit... », « I am just a gigolo » produit des espaces de respiration et de dérision. Pendant qu’elle chante, elle ne pense à rien – « son esprit on ne sait pas où il était » – et surtout pas aux tortures qu’elle inflige aux prisonniers. Nous, spectateurs, nous évadons un instant d’un scénario qui avance comme une lame de fond mais dont on ne peut anticiper les directions. Jean-Michel Rabeux fait remonter des images et associations de situations, le désert d’Arabie, les tanks, les prisonniers qu’on exécute, les photos qui circulent par satellites. Il emmêle le rêve et la réalité, l’improbable et l’advenu. Il invente une revanche pour les prisonniers qui se saisiront à leur tour de la petite soldate. Lorsqu’elle est séquestrée par ceux qu’elle a torturés, qu’on la voit debout encagoulée, s’époumonant à chanter les paroles de Janis Joplin contre la guerre, on n’a pas de peine. Ce conte qui fait des boucles dans une langue simple et forte fait naître de la colère et jamais de l’accablement, il a du souffle et du sens.
La Petite soldate américaine, écrit et mis en scène par Jean-Michel Rabeux, avec Eram Sobhani et Corinne Cicolari.
— Du 2 au 7 décembre à La Maison des Métallos, Paris - 01 48 05 88 27 / www.maisondesmetallos.org
— Le 13 janvier au Familistère, Guise (Aisne) - 03 23 61 89 33 / www.familistere.com
— Du 3 au 14 mars, salle Jacques Brel à Pantin - 01 49 15 41 70
— Du 8 au 10 avril au Nest-Théâtre, Thionville (Moselle), version hors-les-murs - 03 82 82 14 92 / www.nest-theatre.fr
— Du 11 au 28 mai à L’apostrophe, Cergy-Pontoise, hors-les-murs et salle - 01 34 20 14 14 / www.lapostrophe.net