Sur les trois mille militaires que le président Obama a décidé d’envoyer au Liberia, (1) un premier contingent doit être à pied d’œuvre à la fin de ce mois, ou au plus tard début novembre. Il s’agit de sept cents soldats de la 101e division aéroportée et de sept cents éléments du génie, qui rejoindront les deux cents militaires américains déjà sur place. Ces personnels mettront en place des centres de prise en charge des malades, de lieux de vie pour les personnels de santé, ainsi qu’un quartier général appelé à devenir l’organe de commandement de la force internationale que les responsables américains souhaitent constituer pour l’occasion. (2)
Ces soldats américains auront surtout un rôle de soutien aux agences civiles américaines engagées dans la lutte contre Ebola. Ils participeront au recrutement et à la formation du personnel nécessaire, mais ils n’auront pas de contacts directs avec des patients infectés par le virus, déclarait le 30 septembre dernier un porte-parole du Pentagone. Les équipements sont acheminés et triés via un centre logistique établi à Dakar, au Sénégal.
Seule l’Amérique ...
Faisant valoir qu’en Afrique de l’Ouest « les hôpitaux, cliniques, centres de traitement sont dépassés, laissant les gens mourir dans la rue », et que « les systèmes de santé publique sont prêts de s’effondrer », Barack Obama, devant l’assemblée générale de l’ONU, le 25 septembre dernier, avait appelé l’ensemble du monde à la rescousse, affirmant que « seule l’Amérique a la capacité et la volonté de mobiliser le monde contre les terroristes de Daesh », de « battre le rappel mondial contre l’agression russe », et de « contenir et anéantir l’épidémie d’Ebola ». « C’est un exemple de ce qui se passe quand l’Amérique prend le leadership pour affronter les plus grands défis mondiaux », avait-il conclu.
Un discours aux traditionnels accents hégémoniques, sans doute destiné à convaincre surtout l’opinion américaine (qui avait élu ce président démocrate pour qu’il les tire des mauvais pas internationaux, plutôt que de les y ramener). Mais qui met pour la seconde fois un problème de santé publique au même rang que les grands conflits diplomatiques et militaires du moment.
Le 18 septembre dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU a qualifié en effet Ebola de « menace pour la paix et la sécurité internationales » : la résolution 2177, adoptée à l’unanimité, avait été parrainée par cent trente et un pays (à la suite d’un intense lobbying américain), et a permis la création d’une Mission des Nations unies pour la réponse d’urgence à Ebola (UNMEER).
Lire « Comment la santé est devenue un enjeu géopolitique », Le Monde diplomatique, juillet 2013.
En l’an 2000, le Conseil de sécurité avait évoqué pour la première fois les menaces pour la sécurité internationale que pouvait générer la contamination de couches de plus en plus larges par le sida, notamment en Afrique. Avec des conséquences comme l’affaiblissement des armées nationales dans les pays les plus touchés par la maladie (au risque de ne pouvoir assumer leurs responsabilités en matière de surveillance des frontières, de dissuasion, etc.), ou l’impossibilité pour ces derniers de fournir aux forces internationales les contingents de paix promis (3).
Pays déstabilisés
Il est évident que l’avancée rapide, voire fulgurante, de l’épidémie d’Ebola a un effet déstabilisant sur les économies des pays concernés, comme en témoigne ce reportage de l’envoyé spécial de l’AFP, publié sur un site sénégalais, qui commence ainsi :
« Système de santé effondré, Etat ne valant guère mieux, forces de sécurité malades et mal équipées, économie en panne : Ebola mène le Liberia, pays le plus touché par l’épidémie sévissant en Afrique de l’Ouest, au bord de l’explosion sociale. Le ministre de l’information Lewis Brown vient d’ affirmer que le pays, déstabilisé par les répercussions de l’épidémie, risquait de replonger dans la guerre civile, alors qu’il n’était pas encore remis des deux précédentes (1989-2003), qui avaient fait s’effondrer l’Etat et tué un quart de million de personnes ».
Ces pays n’étaient pas préparés à un tel choc à la fois sanitaire et social : la Guinée, par exemple, ne consacre que 3 % du budget de l’Etat à la santé publique. La prise de conscience n’a pas été à la hauteur : trop tard, trop peu (ce qui s’applique également à des organismes internationaux comme l’Organisation mondiale de la santé [OMS], ou l’Union africaine). Plus de vingt-deux millions de personnes vivent dans les régions où le virus a été signalé. Pour le Liberia, le plus touché, mais aussi pour la Sierra Leone et la Guinée, la Banque africaine de développement (BAD) prévoit, pour le moment, une chute du produit intérieur brut de l’ordre de 2 à 2,5 points, selon son président, le Rwandais Donald Kaberuka.
Rassemblements familiaux
Le site internet de la Société française de médecine de catastrophe (SFMC), qui suit de près l’évolution de la fièvre Ebola, relevait dès avril dernier les principales causes de transmission de la maladie :
• pas de prise en charge efficace des premiers cas, situés en milieu familial sans isolement et sans examen de confirmation ;
• erreur des personnels de santé dans leurs actions de soin ;
• maintien des rassemblements familiaux lors des funérailles.
On y décrit aujourd’hui l’épidémie comme « atypique » :
• par le nombre de cas. Le seuil du quadruplement du nombre de cas déclarés depuis 1976 est franchi avec deux mille trois cent quatre-vingt-sept cas cumulés entre 1976 et 2013, neuf mille six cent cinquante-neuf cas pour 2014 à ce jour (en augmentation de mille deux cent cas par rapport au dernier point épidémiologique) ;
• par la zone géographique touchée (Afrique de l’Ouest vs Afrique Centrale) et de son étendue (plusieurs districts de plusieurs pays limitrophes et sauts de puce de plusieurs centaines de kilomètres – 1 141 kilomètres entre Conakry et Dakar via Tambacounda) ;
• par la transmission avérée en zone urbaine (par rapport aux zones forestières ou rurales auxquelles se limitaient les épisodes précédents), en suivant apparemment les axes commerciaux de la zone (terrestres, maritimes et aériens) ;
• par l’existence de cas importés (un cas aux Etats-Unis (4)) et de cas rapatriés (deux cas aux Etats-Unis, deux cas en Espagne, un cas au Royaume Uni, un cas en France) ;
• par l’existence du premier cas de contamination intra-européenne d’une infirmière ayant traité les deux patients rapatriés en Espagne.
Patient zéro
Dans les milieux spécialisés en veille sanitaire et santé publique, on pose aussi ce genre de questions :
• Comment se fait-il que l’OMS ait sous-estimé la portée de l’épidémie et temporisé, entre l’apparition du « patient zéro » en novembre 2013 et le lancement de la mobilisation internationale mars 2014, au risque de laisser les ONG se débrouiller seules ?
• Faut-il, en cas de contamination, rapatrier les nationaux, les personnels soignants (5) ?
• Les Etats du Nord, qui s’estiment équipés et entraînés, sont-ils si prêts que cela à faire face à une maladie importée ? on peut en douter, à considérer la gestion récente des cas de Dallas (Etats-Unis) et de Madrid (Espagne) ;
• Que se passerait-il en cas de menaces ou actes avérés de « bioterrorisme », par exemple ?
• Dans les pays occidentaux, où il existe des observatoires, des outils de repérage et de diagnostic, y a-t-il une réelle prise de conscience du risque, alors que des fractions importantes de la population ignorent les alertes, nient ou au contraire exagèrent la menace ? On se souvient que la dangerosité du virus H1N1 avait été largement surévaluée en 2009 - 2010 (lire Denis Duclos, « Psychose de la grippe, miroir des sociétés », Le Monde diplomatique, septembre 2009) : les campagnes de vaccination avaient échoué en France comme en Pologne ou en Allemagne, plusieurs centaines de millions d’euros ayant été perdus dans la fabrication puis la destruction de stocks de doses de vaccin équivalant à toute la population de ces pays…
• Ou encore : comment encadrer, sur le plan sanitaire, et avec un suivi suffisant, les vagues de migration africaine ou moyen-orientale en Europe, notamment via la Libye, et apporter le soutien nécessaire à des pays en première ligne comme l’Italie ?
Voie des airs
L’OMS a déjà averti que l’épidémie était en croissance « explosive » et pourrait, en l’absence d’un renforcement significatif des moyens mis en œuvre, contaminer vingt mille personnes d’ici à novembre. Une des difficultés principales, outre la faiblesse des systèmes de santé et le manque général de moyens et de personnel spécialisé, réside dans le manque de sensibilisation des populations, notamment en milieu rural, où il est difficile par exemple d’exiger un renoncement aux coutumes funéraires ancestrales.
Lire « Comment fonctionnent les systèmes de santé dans le monde », Le Monde diplomatique, février 2010.
Dernière évolution en vue : le virus pourrait subir une mutation et devenir contagieux par la voie des airs si l’épidémie n’est pas maîtrisée assez rapidement, met en garde Anthony Banbury, le chef de l’UNMEER, en tournée ces derniers jours dans les pays les plus touchés, comme le relate le quotidien The Telegraph (6) : « C’est un scénario cauchemardesque et peu probable, mais qui ne peut pas être exclu ». Pour ce responsable de l’ONU, les travailleurs humanitaires « se battent contre la montre pour parvenir à un stade de contrôle de l’épidémie, dans le cas d’une mutation où elle deviendrait alors encore plus difficile à traiter ».
Arme géopolitique
Dans les pays les plus touchés, l’opinion est tentée par la défiance, voire par le déni. Il ne manque pas de voix en Afrique même pour affirmer que le virus Ebola est utilisé comme une nouvelle arme géopolitique par les grandes puissances, en leur fournissant un nouveau motif d’intervention. Un magazine aussi modéré que Jeune Afrique (5 octobre) peut évoquer, à propos de la multiplication d’opérations militaires étrangères sur le continent, « une recolonisation sécuritaire de l’Afrique, et bientôt sanitaire, si Ebola est pris en charge en tant que menace mondiale », même si elle a été quelque peu dissimulée par les crimes des « décapiteurs » du Djurdjura algérien et du Daesh syro-irakien. « Avez-vous remarqué, écrit François Soudan, le directeur du journal, comme Barack Obama passe du terrorisme à Ebola, d’un virus à l’autre, avec les mêmes mots : “anéantir”, “éradiquer”, “danger mondial” ? ».
Pour certains, le virus pourrait être un châtiment divin, voire une invention des Blancs qui l’auraient introduit intentionnellement, pour enrayer la démographie africaine, affaiblir des pays qui font pour la plupart figure de « scandales géologiques » (Sierre Leone, Guinée, Congo-RDC), tellement ils regorgent de métaux rares, afin de mieux leur extorquer leurs richesses… (7)
Des accusations de ce genre avaient été formulées, y compris par des membres du gouvernement sud-africain, à propos du VIH — un fléau autrement plus dangereux qu’Ebola pour la démographie africaine : dans les années 1990, le sida avait infecté de larges pans de la population de certains pays d’Afrique australe ou centrale, fauchant une fraction de toute une génération, et faisant autant d’orphelins (lire Philippe Rivière, « Vivre à Soweto avec le sida », Le Monde diplomatique, août 2002).
Dans le cas d’Ebola, l’argument démographique paraît d’autant moins probant que cette épidémie — sauf si elle devait exploser dans les prochains mois — est actuellement sept cents fois moins meurtrière que le VIH (2,5 millions de victimes annuelles, en grande majorité en Afrique), alors que le paludisme — bien que combattu avec de plus en plus d’efficacité — fait encore entre 1,4 et 3 millions de morts chaque année, que la tuberculose touche 13,7 millions de personnes (avec 1,7 million qui en meurent ), ou que quatre millions de personnes décèdent chaque année dans le monde à la suite d’infections respiratoires…
Par dessus les frontières
Plus sérieusement, l’extension apparemment exponentielle de l’épidémie d’Ebola — le US Center for Disease and Prevention d’Atlanta prévoit que, dans le pire des scénarios, il pourrait y avoir jusqu’à 1,4 millions de cas d’Ebola en janvier prochain (8) ! –– est surtout de nature à remettre en cause, au moins en Afrique de l’Ouest, le concept d’une Afrique potentiellement émergente, à provoquer un recul des politiques d’intégration sous-régionales, et amener à un durcissement des politiques migratoires occidentales.
C’est sous cet angle des migrations qu’il faut sans doute mesurer l’ampleur de l’engagement des Américains et de plusieurs pays européens (9) hantés par le spectre d’une épidémie qui saute les frontières : ils préfèrent contribuer à tenter de l’enrayer sur place plutôt que d’avoir à gérer les retombées chez eux.
Pour mobiliser les énergies — celles des Etats, mais aussi des ONG, etc. — certains dirigeants occidentaux ont sans doute tendance à grossir le danger ; mais, dans le même temps, pour ne pas effaroucher leurs opinions, ils ont aussi à cœur de souligner que les risques de propagation d’Ebola dans leurs pays sont « extrêmement faibles », comme le répétait encore le président Obama le 6 octobre dernier, la veille de la mort du malade de Dallas…