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Interdire les sondages électoraux

par Alain Garrigou, 18 décembre 2014

Après plusieurs années d’observation étroite des enquêtes d’opinion et malgré nos préventions contre les interdictions, nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait interdire les sondages électoraux. Quel type d’information nous donnent-ils deux ou trois ans avant une élection ? Nul ne connaît encore les candidats, il n’y a pas eu de présentation de programmes ni de campagne électorale. « Intention de vote », l’expression consacrée, est elle-même abusive puisque les sondés n’ont pas — ou de façon très inégale — d’intention de vote pour une élection qui n’a pas lieu le dimanche suivant, comme y invitent les questionnaires, qui s’apparentent à un jeu de fiction. En somme, ces sondages produisent des artefacts — des informations qui n’existeraient pas sans les outils pour les créer —, voire de fausses informations.

En revanche, les résultats sur les intentions de vote ont des effets sur la vie politique. Des effets dévastateurs. Les stratégies des acteurs politiques sont largement déterminées par les sondages : tel chef prétend-il à la candidature qu’il sera vital pour lui d’obtenir de bons résultats ; tel autre en obtiendra-t-il de bons qu’il sera poussé à devenir candidat. Rarement des informations aussi fragiles, sinon fausses, auront eu autant de conséquences. Au point de transformer la compétition démocratique en course de chevaux et en campagne électorale permanente. La tentation est plus que forte de tricher. On le fait, évidemment. Bien sûr il est normal que les résultats soient à l’avantage du commanditaire des sondages. Pourquoi paierait-il, sinon ? En politique, cela se joue souvent à raison de petites manipulations sans importance. Les effets recherchés sont d’une autre ampleur. On pourrait en donner de multiples exemples, comme le sondage sur la popularité de Nicolas Sarkozy en Europe, une semaine avant les élections européennes de 2009, ou le croisement des courbes, proclamé — puis démenti — après le meeting de Villepinte de 2012 ; et comme d’autres qui peuvent apparaître moins graves — toujours sans sanctions.

Ainsi en 2002, la commission des sondages convoquait le directeur d’un institut, qu’elle ne nommait pas dans son rapport, pour qu’il explique pourquoi le résultat du MNR de Bruno Mégret était au-dessus du plafond statistique de la marge d’erreur. Explication du sondeur : le MNR comptait beaucoup de notables parmi ses candidats. Se souvient-on des notables du MNR ? En tout cas, la commission accepta l’explication. Il n’est qu’à lire ses rapports pour constater qu’elle est une institution de blanchiment. N’oublions surtout pas que les sondeurs ont toujours refusé de livrer les corrections des intentions de vote. Un secret de fabrication, disent-ils. Ils font sourire les initiés. Cela ne les empêche par de revendiquer le caractère scientifique de leurs sondages contre toutes les règles scientifiques qui imposent, justement, de produire ses preuves et ses démonstrations. Le commerce et la politique ne s’embarrassent pas de ces contradictions. On attend toujours les résultats de l’instruction menée sur les sondages de l’Elysée. Difficile enquête, à en juger par les entraves accumulées au Parlement et dans l’appareil judiciaire alors que plusieurs infractions sont d’ores et déjà prouvées. Un autre indice de l’impunité qui corrompt aujourd’hui la République.

La politique française est devenue au fil des sondages une caricature de démocratie. Autant dire qu’elle s’en éloigne de plus en plus. Y sommes-nous encore quand nous sommes condamnés à suivre les intentions de vote pour la présidence d’un parti auprès des adhérents, des sympathisants, les préférences des sympathisants ou de tous les Français, les cotes de popularité, les intentions de vote pour l’élection présidentielle ? Et condamnés aussi à entendre les commentaires ineptes sur les évolutions des courbes, les calculs tactiques — sera-t-il candidat ou non ? Quelles sont ses chances ?, etc. Et si on en croit les proches des leaders politiques, leur regard serait rivé sur ces résultats. Mélange de réalisme sur l’importance de ces données et de narcissisme de la vocation politique, ils vivent au fil des sondages, se réjouissant ou bien se désolant — se désolant de plus en plus, d’ailleurs, car la professionnalisation de leur fonction les coupe toujours davantage de leur peuple. Quand on apprend par la presse (Le Monde, 6 décembre 2014) que l’Elysée a reçu un sondeur pour faire un « panorama de l’opinion », pour le compte d’un président censé être moins « dépendant » aux sondages que le précédent, on est partagé entre l’amusement et la consternation.

Il est vrai que les dirigeants voient de plus en plus la société française au prisme de ces instruments, faute de la connaître. Ils l’ont quittée depuis longtemps par la fréquentation sélective de leurs interlocuteurs : les pairs, les patrons, les élus politiques ou professionnels, etc. Il est encore quelques hommes politiques de proximité qui font les marchés, voire les bistrots, mais plus on monte dans la hiérarchie politique, plus on « passe à la télé », plus on est connu et moins on peut rencontrer les gens, se promener incognito, être prémuni des apostrophes, voire des injures. Aujourd’hui, les politiciens ont peur. Les sondages offrent donc une heureuse alternative à la perte du contact, providentielle parce qu’il n’est pas besoin de sortir et de payer de sa personne — les contribuables paient —, et parce que les sondeurs ont vendu une illusion d’exactitude et d’exhaustivité. Une illusion, seulement, car leurs résultats sont généralement faux. Il ne leur reste plus, ensuite, qu’à évaluer grossièrement l’impopularité, la défiance comme de bons docteurs Knock qui ont une responsabilité dans la mauvaise santé du malade.

Ce jeu est anti-démocratique parce que la production des sondages n’est pas transparente comme devrait l’être un instrument qui intervient autant dans la politique. Certes, la loi de 1977 a imposé une fiche technique. Si on considère les indications méthodologiques, on n’y trouve rien de bien précis. On comprend qu’il soit important d’identifier l’auteur du sondage — pour savoir à qui s’adresser en cas de contestation — et le commanditaire — pour savoir s’il n’existe pas un intérêt manifeste à produire certaines données. Les infractions sont monnaie courante. Le plus souvent, la presse, indiquée comme commanditaire, ne paie pas, par échange de bons procédés entre un sondeur qui offre des questions — quand il s’agit d’un sondage omnibus — et des groupes d’intérêt qui, en s’achetant un sondage, vont avoir accès à la couverture médiatique en négociant une exclusivité.

Ce jeudi 18 décembre à 13h30, Alain Garrigou est en procès devant la 17e chambre, une manœuvre d’intimidation dont il a déjà décrit le principe sur ce blog. Il compte retourner cette occasion contre ses accusateurs en obtenant la sanction d’une poursuite bâillon qui attente à la liberté d’expression.

Mais l’affaire des sondages de l’Elysée a révélé des infractions plus graves. Le commanditaire réel, la société Publifact de Patrick Buisson, n’apparaissait pas dans la publication des sondages qu’elle payait mais seulement le sondeur (Opinionway) et les médias (Le Figaro, LCI). En réalité c’était l’Elysée qui payait ces sondages par l’intermédiaire de Publifact. Moyennant une commission de 52 %, qui servait notamment à rémunérer Patrick Buisson, lequel se chargeait d’interpréter les sondages en expliquant au directeur du Figaro, Etienne Mougeotte, comment il fallait commenter ceux qu’il lui envoyait. La parade face à ces révélations a consisté à trouver un commanditaire visible. La société de conseil fiscal Fiducial a assuré ce service dès octobre 2009. Apparemment rien de répréhensible, si cela ne s’apparentait à un financement politique officieux. Comme auparavant avec Publifact. L’article 2 de la loi de 1977 ne précise pas la différenciation à opérer entre l’auteur du sondage et le commanditaire parce que cela paraissait aller de soi au législateur. Il n’y avait alors que deux noms : celui de l’entreprise de sondage et celui du journal. Puis de nombreux noms de commanditaires sont venus s’ajouter à celui du sondeur. Cela est utile quand il s’agit d’un groupe d’intérêt ou professionnel sur des questions d’intérêt professionnel, mais fictif quand il s’agit de la presse. Que vient faire cependant une entreprise que rien ne qualifie pour financer des sondages politiques quand il s’agit d’intentions de vote ou de cotes de popularité ? La dérive n’a pas tardé à apparaître, là non plus, quand l’entreprise de conseil fiscal s’en est prise à l’auteur de ces lignes en l’accusant de mettre son honneur en cause pour avoir truqué un sondage.

Or celle-ci conduit automatiquement à une mise en examen de l’auteur de la critique, conformément aux dispositions très répressives de la loi de 1881. La commission des sondages est la seule à recevoir les corrections des résultats des sondages électoraux. Le Conseil d’Etat lui a donné raison (ils siègent ensemble au Palais Royal) dans son refus de communiquer ces données après un recours effectué en 2012 par Jean-Luc Mélenchon. Au nom des droits au « secret industriel ». Mais alors, comment peut-on justifier d’attaquer en justice ceux qui les accuseraient de tricher puisqu’ils interdisent de vérifier ? Le secret devrait avoir un prix. Si une poursuite contre des critiques aboutissait, les sondeurs bénéficieraient de cette prérogative extraordinaire d’être légalement à l’abri de la critique. On ne pourrait les attaquer faute de disposer des données protégées par un secret légal. Une sorte de statut dérogatoire comparable à celui des agences de sécurité nationale et relevant d’un principe analogue à la raison d’Etat.

Jusqu’où se poursuivra cette dégradation démocratique ? Si les sondages prolifèrent, la participation électorale diminue. Il y a bien sûr un rapport entre cette expression de quelques sondés — qui décide des candidats, qui peut les aider à gagner — et le vote des électeurs déjà placés face à un choix limité, si ce n’est déjà face à des élections jouées d’avance. S’il est si difficile d’amener les électeurs à retrouver le chemin des bureaux de vote, les sondeurs ont quant à eux trouvé la solution au rejet croissant de leurs sollicitations auprès des sondés : les rémunérer. Ainsi se substitue lentement mais sûrement une opinion rémunérée à une opinion gratuite. Paradoxalement, la première est moins chère que la seconde. Devant l’explosion du financement des élections, sans parler de celui des élus, on pourrait envisager de remplacer les élections par des sondages. D’autant plus qu’avec la baisse de la participation électorale, les sondages seraient tellement plus fiables si on admet qu’ils sont représentatifs de toute la population — comme les sondeurs ont réussi à l’imposer à leurs clients qui avaient envie de les croire.

Lire aussi Rémy Caveng, « Etes-vous heureux, ravi ou enchanté de travailler dans un institut de sondage ? », Le Monde diplomatique, novembre 2008.

Envisageons d’interdire seulement les sondages les plus nocifs, les sondages électoraux, de popularité et sur les personnes qui participent du même jeu de course de chevaux. Cette interdiction soulève immédiatement des objections. Il est pourtant tant de choses qu’on aimerait ne pas avoir à interdire. C’est même le principe de l’existence du droit. La perte d’informations ? Mais que sont ces intentions de vote des années avant les élections ? Cela restaurerait d’ailleurs l’obligation d’intelligence pour des commentateurs médiatiques qui l’ont largement abandonnée en route. Les scientifiques ? Ils n’utilisent pas ces données dont ils savent l’inintérêt. Les sondeurs ? Pour se défendre des critiques, ils disent que les sondages politiques constituent moins de 5 % de leur chiffre d’affaires. Une proportion dérisoire. Mais il suffit d’évoquer l’interdiction, même mesurée, pour être placé devant un abîme de perplexité. Les citoyens s’en accommoderaient fort bien — une question de sondage ? — mais pour la classe politique, on imagine que ce serait déjà la révolution.

Alain Garrigou

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