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L’échelle rouge et l’angle Alpha

par Marina Da Silva, 23 janvier 2015

On est allé revoir Bienvenue dans l’angle Alpha, que l’on avait savouré à sa création en janvier 2014 au Théâtre de Ménilmontant, et que Judith Bernard reprend à la Manufacture des Abbesses jusqu’au 11 février. La metteure en scène avait fait de Capitalisme, désir et servitude (paru en 2010 aux éditions La Fabrique), de Frédéric Lordon, un essai passionnant mais ardu, un texte de théâtre percutant en lui inventant une forme inattendue qui interroge notre rapport au travail à travers l’angle de nos désirs.

On avait alors écrit : « La danseuse et chorégraphe, Maggie Boogaart, en est la ligne de force et c’est une idée très ingénieuse de faire passer par elle et par son corps dansant le point de rupture avec l’aliénation produite par le travail. Elle gravite dans sa liberté de mouvement autour des comédiens qui dissertent sur les méfaits du capitalisme : il colonise jusqu’au dernier recoin de nos âmes, écrase notre “angle Alpha” réduit à néant notre “conatus” (notre puissance d’agir)  (1)  ».

La pièce se donne aujourd’hui dans une nouvelle version, sans la danseuse-clé, ce qui peut susciter un sentiment de frustration… Mais fort heureusement, le texte toujours aussi stimulant et décapant continue à faire son œuvre.

Il faut dire que Judith Bernard, passionnée par l’écriture de Frédéric Lordon, dont elle avait déjà monté, en 2012, une comédie jubilatoire sur le monde de la finance, D’un retournement l’autre, est aussi enseignante et que la question de savoir comment on fait du théâtre avec de la philosophie est pour elle tout à fait dialectique.

La démonstration, qui n’est pas une conférence théâtrale, de l’emprise qu’exerce l’entreprise sur nos désirs pour les soumettre à son « désir-maître » est exactement passionnante. A partir des interrogations de Karl Marx et Baruch Spinoza sur ce qui met les êtres humains en mouvement, elle interroge ce qui nous meut et nous émeut, faisant naître des personnages et des situations auxquelles le spectateur peut s’identifier. Bienvenue dans l’angle Alpha est une invitation à faire de la philosophie et à développer une pensée critique, une invitation ludique et joyeuse à déconstruire le néolibéralisme, à réfléchir à notre désir de se laisser capturer et de capturer autrui.

L’angle alpha est un concept qui représente, selon Lordon, notre degré de résistance à l’ordre établi : « c’est-à-dire la représentation trigonométrique de nos désirs, cet angle correspondant à l’écart entre le désir-maître du patron et le désir de ceux qu’il cherche à enrôler dans son entreprise ». Dans le monde néolibéral, l’entreprise doit donc réduire cet angle à zéro degré pour perdurer et exercer son contrôle sur les êtres. Elle doit chercher à ce que les salariés intègrent le désir-maître comme le leur par tous les moyens, y compris en remodelant leurs propres affects. C’est ici que l’économiste fait intervenir Spinoza et son conatus, cette puissance d’agir propre à chacun, qui serait insuffisamment pris en compte dans la pensée de Marx.

Le programme de résistance est donc tout tracé : Plus l’angle alpha est grand, c’est-à-dire plus le désir du capitaliste et le désir du salarié s’éloignent, plus ce dernier est conscient de son aliénation et prêt à contester l’ordre établi. Plus l’angle alpha est faible et plus les désirs du dominant et du dominé se rapprochent, dans une adhésion aux valeurs du capitalisme, et à l’exploitation.

Sur le plateau, une échelle rouge et modulable joue un rôle central et symbolise la tension qui s’exerce entre tous ces désirs contradictoires. Elle met à nu les mécanismes de la hiérarchie sociale et évoque le quadrillage de l’enfermement. Dans la première version, l’échappée à ce totalitarisme passait clairement par le corps de la danseuse dont la gestuelle libre et heureuse était la métaphore de l’insoumission au désir maître.

On n’a maintenant une indication de direction moins claire... mais après tout à chacun de se l’inventer !

A la Manufacture des Abbesses
Jusqu’au 11 février 2015
(Lundi, mardi et mercredi à 21 heures, dimanche à 20 heures)
7 rue Véron, Paris XVIIIe - 01-42-33-42-03

Marina Da Silva

(1« Le capital brûle les planches », 13 janvier 2014.

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