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« Bain de Lune », de Yanick Lahens

Haïti, la rage de vivre malgré tout

par Christophe Wargny, 25 janvier 2015

Les Mésidor contre les Lafleur, hobereaux accapareurs contre petits paysans et gagne-deniers, jamais sûrs de gagner la nourriture de demain... Dans la région d’Anse rouge, la mer est à tous, mais s’appauvrit ; la terre, moins féconde elle aussi, n’appartient qu’à quelques-uns, organisateurs exclusifs de l’économie locale. Nous sommes au cœur de deux lignées, dans l’Haïti rurale du XXe siècle, entre la fin de l’occupation américaine (1915-1934) et l’irruption au pouvoir de la théologie de la libération (1991-2004). Une Haïti à forte croissance démographique sur fond d’économie stagnante. Trois ou quatre générations nous content un quotidien de souffrance et de survie, de fortes croyances, de rituels, de conflits et de cette capacité à toujours faire face, même quand l’issue paraît étroite ou virtuelle, qu’on nomme le ressort (1).

Heureusement, un tableau généalogique vient à notre secours en fin de livre, car on se perd un peu parmi les dizaines de personnages. Mais le créole, et l’indispensable glossaire, contribuent à les faire vivre et régalent le lecteur. La langue donne au récit poésie, véracité et truculence. Il ouvre sur la singulière Caraïbe.

Anse rouge est une bourgade imaginaire, avec ses grandes familles — grandes, parce qu’elles rassemblent plusieurs générations. Anse rouge l’ordinaire, pas bien différente des bourgades mal arrosées du Nord, mal arrosée elle aussi parce qu’ouragans et cyclones lessivent une terre où les arbres sont devenus rares. Il n’y a d’ailleurs que les aléas d’une météorologie capricieuse pour déranger les tâches quotidiennes. Des travaux que différencient le sexe et la classe sociale. Les postures et les rôles paraissent définis une fois pour toutes. Le changement, c’est la continuité d’une lutte des classes, plus sourde qu’explosive, mais permanente et sans merci.

En fait, il n’y a pas que les caprices du soleil et cette pluie, trop avare ou trop prodigue, mais toujours « trop ». Il faut compter avec Dieu et l’Etat, tout aussi imprévisibles. Ou trop prévisibles. Aprè dyé se leta — « Après Dieu vient l’Etat », dit le proverbe. A Dieu, aux dieux, Yanick Lahens donne la première place. A l’exception de rares esprits forts, ils rythment la vie, l’amour, la mort. A grand renfort d’expressions créoles et grâce à une fine connaissance de la religion vaudou, de ses divinités — les lwa tout à la fois secourables, polissons et omniprésents —, l’auteur introduit avec bonheur, distance et poésie, cette magie qui apporte parfois une heureuse surprise, un concours inattendu au cœur de la tragédie. Ne restent parfois que l’amour et le clairin.

Dieu, c’est aussi celui du prêtre. Très homme, le prêtre catholique, à l’instar des divinités vaudou qu’il est payé pour combattre, brutal ou miséricordieux. Il chapitre, rançonne, soutient, prêche la servilité toujours, la revendication parfois. Il exige contrition et respect. Pourquoi pas, puisque entre la sainte Vierge et les saints calendaires se glissent les lwa ? Les deux religions s’imbriquent. On peut avoir un saint patron homologué par l’Eglise apostolique et romaine et, dissimulé derrière, le mèt tèt, votre lwa favori. Agwé, Damballah, Ogou ou Legba paraissent rivaliser victorieusement avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Peut-être chaque initié, chaque fidèle trouve-t-il là de quoi jongler dans un espace de liberté.

La liberté ailleurs se confond avec l’évitement. Résister, c’est retarder l’affrontement. Avec le devoir de regarder ses chaussures, ou ses pieds nus, quand on croise plus puissant que soi. Surtout s’il s’agit des hommes en bleu, grâce à qui « l’homme au chapeau noir et aux lunettes épaisses » sait tout sur tous. Et peut tout contre chacun. Ainsi sont désignés les tonton-macoutes et Duvalier, ou plus généralement le dictateur du moment. A se demander si l’Etat vient après, ou avant les dieux. Vivre, c’est survivre, c’est souffrir, se courber sur les labours ou devant les puissants. C’est croire. Et c’est espérer, quand le parti des Démunis s’impose. Quand on règle, ou qu’on espère régler, sans économie de violence, trente ans de tyrannie féroce (1957-1986). Ce n’est pas écrit dans le texte, mais c’est Aristide qui remplace Duvalier. Et le Prophète finit par ressembler au dictateur aux grosses lunettes. Rien ne change. On leur substitue ensuite Développement, venu dans les fourgons de l’étranger. Concept ou divinité nouvelle ? Développement, développement. Rien ne change.

Eternels résistants, fatalistes et désabusés, les descendants des Mésidor et des Lafleur ? Une rage de vivre dans « un surplace existentiel », pour reprendre l’expression d’un autre écrivain haïtien, René Depestre.

Christophe Wargny

(1Yanick Lahens, Bain de Lune, Sabine Wespieser éditeur, Paris, 2014, 271 pages, 20 euros. Prix Fémina 2014.

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