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Agriculture

L’archaïque Monsieur Valls

Trois jours avant l’ouverture du Salon de l’agriculture, un mois avant une nouvelle Berezina annoncée aux élections cantonales, Manuel Valls a tout cédé à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), syndicat agricole majoritaire (1), qui vote et a toujours voté à droite, dont le gouvernement n’a donc strictement rien à attendre, et à qui il vient pourtant d’annoncer qu’il ferait droit à toutes ses exigences. Ce faisant, M. Valls trahit sa filiation, celle d’un homme politique des années 1960.

par Marc Laimé, 27 février 2015

Enième « simplification » de la réglementation environnementale, suppression des contrôles dans les exploitations agricoles, feu vert aux poulaillers géants de quarante mille volailles, financement de la recherche sur la biotechnologie et les OGM, relance de l’irrigation à outrance… le tout quatre mois après le drame de Sivens.

Un geste politiquement suicidaire, en forme de droit à polluer sans contrepartie, qui illustre une constante délétère de la politique française à laquelle le « modernisateur » Manuel Valls vient à son tour de succomber : l’assujettissement aveugle du politique aux tenants d’un modèle agricole dépassé et dévastateur pour l’environnement.

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D.R.

A l’orée des années 1960, avec le remembrement, la révolution des assolements, puis la révolution chimique de l’agriculture — qui vont « doper » la productivité jusqu’à des niveaux jusqu’alors inconnus —, l’agriculture française mue, donnant naissance à un écosystème de plus en plus intégré. Coopératives, chambres d’agriculture, établissements d’enseignement agricole, recherche, innovation, tout progresse à pas de géant, dessinant un avenir radieux. La course à la croissance, l’agrandissement des exploitations, la maîtrise du foncier et l’émergence d’une véritable co-gestion entre l’Etat et le monde agricole, par le biais du syndicat majoritaire qui établira son emprise sur l’ensemble du secteur, jusqu’à la promotion de ministres de l’agriculture issus de son sein.

C’est sur ce tableau de modernisation échevelée soutenue avec enthousiasme par le pouvoir gaulliste qu’émergeront les figures emblématiques de cette agriculture conquérante et fière d’elle. A gauche, M. Jean-Baptiste Doumeng, le « milliardaire rouge » qui commerce avec les pays de l’Est. A droite M. Alexis Gourvennec, le héraut des paysans bretons, capitaine d’industrie adulé qui créera les Britanny Ferries.

Derrière l’imagerie, les rituels obligés, la visite annuelle des présidents de la République au Salon de l’agriculture, c’est aussi une puissance économique et politique qui s’affirme. Plus de la moitié des maires français sont agriculteurs, et, par ce biais « grands électeurs » des sénateurs qui siègent à la Chambre haute, le Sénat, cette « anomalie démocratique » que dénoncera M. Lionel Jospin dans les années 2000, lui reprochant, dans une France qui s’urbanise à grande vitesse, une surreprésentation du monde rural et de ses intérêts.

Très tôt aussi cette cogestion se pimente de bras de fer virils, quand la profession ne se sent pas assez comprise, et soutenue. Manifestations violentes, dégradations, mise à sac d’établissements publics, prise à partie systématique des représentants de l’Etat, et, déjà, mise en cause des contraintes qui « tuent le métier ». Là, c’est une toute autre réalité qui s’impose, et deviendra un épouvantail pour tous les gouvernements, qui prendront la détestable habitude de céder aux exigences de la profession, instituant une autre regrettable « exception française »…

Lire Alain Devalpo, « L’art des grands projets inutiles », Le Monde diplomatique, août 2012.Tétanisés par un discrédit tenace provoqué par le reniement des promesses électorales du candidat François Hollande, prêts à tout pour éviter le mouvement social qui les emporterait, les responsables de l’exécutif vont à Canossa sitôt que le président de la FNSEA, M. Xavier Beulin, chantre d’une agro-industrie dévastatrice, fronce les sourcils. Mieux, ils vont au-delà de ses rêves les plus fous.

Il faut revenir en arrière, bien avant le drame de Sivens, pour mesurer la permanence de ces archaïsmes dévastateurs.

« L’environnement, ça commence à bien faire… »

En 2010 un bras de fer oppose les irrigants (2) au gouvernement Fillon, qui devait, après le Grenelle de l’environnement, en application de la loi sur l’eau du 30 décembre 2006 et en cohérence avec la mise en œuvre de la Directive cadre européenne sur l’eau du 23 octobre 2000 (DCE), mieux encadrer l’usage de l’eau en agriculture.

En 2011, la présidentielle approche, M. Nicolas Sarkozy lâche que « l’environnement, ça commence à bien faire »… Mme Nathalie Koziusko Morizet élabore un programme de relance de l’irrigation. Bruno Le Maire, ministre de l’agriculture, prépare deux décrets qui rouvrent en grand les vannes, en autorisant le financement des barrages et retenues collinaires sur fonds publics, sous couvert « d’adaptation au changement climatique ». Les décrets sont publiés au Journal officiel par François Fillon le dimanche du second tour de la présidentielle qui consacre la victoire de François Hollande.

Après sa nomination au ministère de l’écologie, Mme Delphine Batho décrète un moratoire sur les décrets Le Maire, et refuse d’accorder une dérogation au projet de Sivens, datant de 1991, qui était opportunément ressorti des cartons à l’occasion.

Sous la pression de la FNSEA, Jean-Marc Ayrault rouvre le dossier dès novembre 2012, et confie la réalisation d’un rapport à Philippe Martin, alors député et président du Conseil général du Gers.

Le « rapport Martin », rédigé par un haut fonctionnaire du ministère de l’écologie, déjà signataire, fin 2011, d’une étude qui prônait la relance massive de l’irrigation dans le Sud-Ouest, est remis à Jean-Marc Ayrault le 5 juin 2013. Il dissimule la réouverture des vannes de l’irrigation en la déguisant sous l’appellation de « projet de territoire pour la gestion équilibrée de la ressource en eau ».

M. Martin mettra un terme au moratoire Batho par un courrier du 11 octobre 2013 qui autorise les agences de l’eau à financer à nouveau des projets de barrages et de retenues collinaires, sous réserve qu’ils répondent aux caractéristiques des fameux « projets de territoires »… Ce qui permet de relancer la construction du barrage de Sivens, enlisé depuis 2012 après le refus de Delphine Batho d’autoriser le lancement des travaux.

« Vous êtes, vous, de vrais écologistes... »

Lire aussi Serge Halimi, « L’ennemi intérieur », Le Monde diplomatique, décembre 2014. Le passage en force qui conduira au drame de Sivens avait été précédé d’un discours sidérant de Manuel Valls, qui effectuait son premier déplacement agricole en Gironde le samedi 6 septembre 2014. Il y assurait vouloir œuvrer pour une remise à plat de la réglementation nitrates auprès de Bruxelles. « Nous travaillerons à une adaptation de cette directive nitrates dont l’approche normative a clairement montré ses limites », déclarait-il lors des Terres de Jim, plus grand événement agricole en plein air organisé par les Jeunes Agriculteurs (JA), à qui il adressait une vibrante déclaration d’amour (3) :

« Vous êtes des chefs d’entreprise. Je suis très heureux de ce premier échange avec des chefs d’entreprise du secteur agricole. (…)

Vous êtes des chefs d’entreprise, des chefs d’entreprise singuliers, connectés aux marchés (…)

Vous êtes, vous, de vrais écologistes car vous êtes au cœur de la nature. Pour cela, il faut s’appuyer sur l’innovation pour promouvoir l’agroécologie. (…)

Mobiliser la ressource en eau est un élément décisif pour l’installation des jeunes agriculteurs, c’est pour cela que nous avons tenu bon au barrage de Sivens.

Ma politique est de débloquer ce pays. Il n’est pas possible qu’autant de réglementation entravent ces énergies, la simplification des normes et des réglementations est une priorité. (…)

La lutte contre le changement climatique ne doit pas se faire au détriment de la sécurité alimentaire. le gouvernement veillera à ce que les spécificité de notre agriculture soient bien prises en compte. »

Après le drame, l’annonce que « la réalisation du projet de barrage initial n’est plus d’actualité » par Ségolène Royal le vendredi 16 janvier 2015 a ouvert la voie à l’édification d’un nouveau barrage, à peine plus petit, dont la construction sera votée par le Conseil général du Tarn le 6 mars prochain, alors que la crise est loin d’être réglée sur place, puisque pro- et anti-barrage continuent à s’y affronter.

Dans son rapport annuel rendu public le 11 février dernier, la Cour des comptes consacre un chapitre aux agences de l’eau, et constate que « les importants moyens dont elles disposent pourraient être employés de manière plus efficace ». Elle souligne que des intérêts catégoriels peuvent intervenir dans l’attribution des aides versées, et que les redevances perçues ne reflètent pas suffisamment le principe du « pollueur-payeur. »

Le lendemain, 12 février, les irrigants de Poitou-Charente font adopter un colossal projet de construction de nouvelles retenues d’eau pour l’irrigation, financé sur fonds publics, essentiellement par des subventions de l’Agence de l’eau Adour-Garonne.

Il s’agit de construire vingt-quatre nouvelles « bassines » sur le versant charentais maritime de la Boutonne, d’une contenance totale de six millions de mètres cube (quatre fois le projet de barrage de Sivens…), pour un montant de 35 millions d’euros, à quoi il faudra ajouter 5 millions pour le raccordement.

« Contrairement à ce que l’on veut faire croire à la population, les retenues de substitution ne seraient pas remplies par de l’eau de pluie (ou très peu), mais par des prélèvements dans les nappes aquifères et donc dans des réserves qui alimentent les cours d’eau en période d’étiage. Dans certains cas, il ne sera même pas possible de les remplir car les niveaux en hiver sont insuffisants dans ces nappes. » dénonce EELV-Poitou-Charente.

Ce nouveau projet date de… 1978 et a été réactivé par un collectif d’irrigants après l’abandon du barrage de la Trézence. Il représente le tiers du programme départemental établi en 2010 après cet abandon. Symbole, les études de faisabilité ont été conduites par… la fameuse Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG), cette même compagnie qui avait déjà réalisée les études du barrage de Sivens !

A côté du Conseil général (18%), des irrigants (29,6%), de l’Etat (4,4%), l’Agence de l’eau Adour-Garonne devrait financer 48% du coût de l’opération, soit 19,2 millions d’euros prélevés sur les redevances perçues sur les factures d’eau potable des usagers domestiques, qui ont augmenté de 14,36 % en un an, passant de 0,0564€ en 2013 à 0,0645€ par mètre cube…

Pour soixante-sept agriculteurs concernés, les usagers domestiques du bassin Adour-Garonne (qui supportent 87% des redevances perçues par l’Agence, contre 7% pour les industriels, et moins de 6% pour les agriculteurs, comme vient de le dénoncer la Cour des comptes), devraient donc payer 70,4% de l’investissement, soit 28,16 millions d’euros, ou 420 000 euros par agriculteur !

Une semaine plus tard, avant même le compte-rendu officiel du conseil des ministres qui se tient à l’Elysée le mercredi 18 février, M. Beulin se félicite à la radio des décisions qui viennent d’être adoptées, négociées la veille lors d’une rencontre à Matignon, entre Manuel Valls et une délégation de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs (JA).

Manuel Valls s’est engagé à une énième « simplification » de la réglementation environnementale, notamment pour ce qui concerne les installations classées (ICPE). Objectif : réduire le nombre de dossiers et accélérer les procédures d’instruction des demandes, en s’alignant sur les pratiques d’autres pays européens.

Il souhaite ainsi faciliter l’agrandissement des élevages de volailles. Le seuil à partir duquel une autorisation est requise sera relevé de trente à quarante mille emplacements. Si les bâtiments abritent moins de quarante mille volatiles, un simple enregistrement suffira pour l’éleveur. Le gouvernement avait déjà assoupli les règles pour les élevages porcins. Un décret publié à Noël 2013 avait fait passer le seuil de déclaration de quatre cent cinquante à deux mille porcs. Par ailleurs, le délai de recours contre les autorisations délivrées sera limité à quatre mois.

Dans la foulée, le gouvernement s’engage à alléger les contrôles dans les exploitations agricoles. Ils s’exerceront « sur pièces » plutôt que « sur place », et seront annoncés à l’avance… Il prévoit aussi la poursuite et la relance des projets de retenues d’eau pour l’irrigation, qui seront « examinés en fonction des territoires », et bénéficieront de la participation financière des agences de l’eau à condition que les pratiques agricoles soient « plus sobres ».

Avant Sivens, le texte de positionnement élaboré à partir du « Rapport Martin » rouvrait les vannes en grand. Après Sivens, ce même texte, qui fixe la doctrine gouvernementale en la matière, avait été « durci » précipitamment, pour tenter d’éviter des poursuites de la Commission européenne. Il vient à nouveau d’être expurgé de toutes contraintes, sur un coin de table et sur dictée du syndicat agricole majoritaire.

En toute logique, Manuel Valls assure à ses interlocuteurs qu’après la décision du tribunal d’instance d’Albi, qui a ordonné le lundi 16 février l’expulsion des « zadistes » qui occupent « La Métairie neuve » sur le site de la zone humide du Testet, « l’autorité de l’Etat s’exercerait. »

Quinze ans de directive-cadre sur l’eau n’ont rien réglé : les algues vertes, les pollutions aux pesticides, à commencer par les zones de captage d’eau potable, dont le traitement coûte un demi-milliard d’euros par an, les risques émergents pour la santé avec les perturbateurs endocriniens, des inondations qui tuent désormais chaque année des dizaines de personnes, le massacre de rivières largement défigurées…

« Produire plus, et produire mieux… »

A la veille de l’ouverture du Salon de l’agriculture, la Confédération paysanne rendait publique la carte de l’industrialisation en cours de l’agriculture, dévoilant une trentaine de nouveaux projets, tous plus monstrueux encore que la « ferme des 1 000 vaches », illustrant une agriculture livrée aux mains d’industriels plus soucieux de leurs parts de marché que de l’emploi, de l’alimentation ou de l’environnement. « Il faut produire plus et produire mieux », déclarera François Hollande au Salon, invoquant un « nouvel effort de recherche », qui représentera la contribution du secteur agricole à la « lutte pour le climat… »

Une ode surréaliste, à l’image d’un autre texte de Xavier Beulin :

« Nous sommes prêts à moins de pesticides, mais où sont les solutions alternatives, la recherche et développement qui améliore ces méthodes ? En matière de phyto, utiliser moins de produits n’est pas le sujet ; en revanche, il faut intervenir sur la molécule. Nous ne nous contenterons pas d’une solution qui propose une réduction des volumes, ni qu’on nous dise : “la seule solution, c’est l’agroécologie”. Nous ne sommes pas d’accord. Il existe d’autres solutions pour réduire le recours aux produits phytosanitaires, par la semence, notamment. Il faut arrêter d’opposer le tout réglementaire à l’innovation. Regardez ce qu’il se passe du côté d’Orléans (Loiret), où se développe une Vallée numérique du végétal. Avec toutes les applications numériques, l’imagerie satellitaire, les drones, nous serons capables d’améliorer notre impact et d’apporter désherbants et fongicides sur les cultures à des doses infiniment moins importantes. En combinant les données météorologiques, hydrologiques, de composition du sol, on pourra s’approcher au plus près des besoins en eau ou fertilisants (4). »

Les coups de menton et les poses « modernisatrices » de Manuel Valls n’y feront rien. Le « moment Gourvennec » du Premier ministre, quintessence des archaïsmes politiques français, nous replonge un demi-siècle en arrière.

Marc Laimé

(1Lire Paol Gorneg « Voyage au cœur de la FNSEA », Le Monde diplomatique, janvier 2001.

(2Membres d’associations d’usagers très diverses qui gèrent l’irrigation des sols. Certaines remontent au Moyen Age.

(3Après celle adressée quelques semaines plus tôt au Mouvement des entreprises de France (Medef). Lire Régis Debray, « L’erreur de calcul, Le Monde diplomatique, octobre 2014.

(4Xavier Beulin, « Nous sommes prêts à moins de pesticides, mais où sont les alternatives ? », Terra Eco, 20 février 2015.

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