«Marseille 2013 fut le cheval de Troie du grand capital », assume Nicolas Burlaud, heureux réalisateur de La Fête est finie, un long métrage documentaire qui s’ouvre sur des images de La transhumance des animaux, organisée en juin 2013 dans les rues de Marseille, et se termine sur le carnaval de La Plaine en mars 2014, une fête populaire vieille de seize ans, durement réprimée par la police, qui avait conduit cinq personnes sous les verrous (1).
Le local La Rouille, à Marseille, était trop petit pour accueillir tous ceux qui voulaient voir le film. Rebelote au cinéma Les Variété, où tout le monde n’a pas pu entrer. Pourquoi cet engouement ? La réponse se trouve d’une part dans ce courageux film, d’autre part dans les combats que mènent des habitants de la ville pour comprendre et défendre leurs lieux de vie.
« Je suis reconnaissant à Keny Arkana pour sa chanson “Marseille capitale de la rupture”. Elle nous a donné la force… et puis aussi Marseille en guerre, le blog », raconte Nicolas Burlaud. On retrouvera aussi comme source d’inspiration la trace du FRIC, le Front des réfractaires à l’intoxication par la culture (CQFD n° 99), un des rares groupes « erroristes » ayant survécu à Marseille capitale de la culture.
« A Primitivi nous avons une pratique d’observation régulière de la ville de Marseille, de sa gentrification, on suit ça depuis longtemps. » Cet ancien Clermontois qui a trainé ses culottes courtes dans le quartier « requalifié » du Port-Saint-Genès à Clermont-Ferrand et dans ses squats, a fondé Primitivi en 1998 à Marseille. Il s’agit d’un collectif tourné vers l’image et qui faisait de la télé libre au temps de Zalea TV, dissoute en 2007. « Nous faisions de la télévision pirate. On regardait nos émissions sur le canal 41 au Bar de la plaine. » Primi-TV faut-il lire, la télévision primitive. Le collectif a notamment produit « Marseille Clean » et l’épisode 2 « Marseille Ultraclean », sur la métropolisation de la ville.
Lire aussi François Ruffin, « Penser la ville pour que les riches y vivent heureux », Le Monde diplomatique, janvier 2007.
« J’essaye dans La fête est finie de ne pas être donneur de leçons. J’ai fait en sorte ne pas travailler sur Marseille 2013 sans accabler les intermittents qui y ont participé. » Lorsque Marseille fut désignée capitale européenne de la culture, peu de gens doutent du bien-fondé de ce projet. « Sans trop savoir ce que j’allais faire, je suis même allé à l’inauguration sur la Canebière sans caméra, je sentais qu’on se faisait baiser ! » Ce soir-là, seul le Tableau noir, un squat du centre-ville expulsé depuis, dénonce avec une banderole immense la supercherie. « On ne savait pas quoi dire, on critiquait à vide… » L’année avance et Nicolas se met à filmer pour comprendre : « La capitale de la culture, c’est une étape historique de la gentrification. » Cette requalification des quartiers, comme le périmètre Euroméditerrannée, est présente dans le film avec les habitants de la rue de la République ou ceux du quartier des Crottes, qui tentent de comprendre à quelle sauce les promoteurs vont les manger. « On a vu rue de la République une opération d’une brutalité exceptionnelle, on a expulsé les pauvres, pour donner aux banquiers une véritable vente à la découpe. Sur mes images je ne voulais pas d’analyse savante, carrée, c’est pourquoi il n’y a pas de noms sous les visages de ceux qui parlent. »
On reconnaît tout de même Alèssi Dell’Umbria et Bruno Le Dantec, tous deux auteurs de livres remarqués sur Marseille (2) Le Dantec souligne la récupération par l’élite des défauts de la ville : « Presque tout ce qui lui était auparavant reproché s’est maintenant transformé en argument de vente. » Les propos de Claude Valette, adjoint au maire délégué à l’urbanisme, rapportés dans son livre, édifient sur les conflits à l’œuvre : « On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose (3). » Ils rappellent la volonté de la mairie d’avant guerre de détruire le quartier du Port, destruction que les forces d’occupation allemande mettront en œuvre en 1943 avec le plasticage de 1 500 immeubles et les milliers de déportations. La destruction de ce quartier aux petites ruelles avait pour objectif de vider Marseille de ses éléments criminels…
Le film de Nicolas Burlaud alterne réjouissances culturelles programmées et résistances populaires. Deux sociétés s’affrontent. Pauvres travailleurs contre riches marchands. Au milieu, une série de spectacles cherchant à drainer des touristes vers une Marseille réduite à une façade. Visiteurs allemands, touristes anglais et croisiéristes américaines sont promenés dans un décor de cinéma, loin des camps de Roms et des quartiers que les pelleteuses grignotaient. Loin de cette Marseille méditerranéenne, cette sœur pied noire ou kabyle d’Alger, loin de la rue d’Aubagne où les Comoriens vivent dehors, loin de Noailles ou du marché au puces des Arnavaux et de ses stands arrachés au bitume. La Chambre de commerce, à l’image de la bourgeoisie de la ville, vend de la culture importée, comme on peut la trouver à Rotterdam ou à Paris. Du prêt-à-penser culturel à base de Philippe Découflé, une marchandise à consommer avant de rentrer s’asseoir devant Canal Plus et se taire. Le film fait ressentir cette position de consommateur assignée au peuple, position de propriétaire d’un logement normé et de travailleur détaché de son activité. La culture est ce manteau qu’on lui jette sur les épaules pour qu’il paraisse moins crasseux, moins vulgaire, moins peuple. Alors ce peuple à qui l’on dénie le droit de manifestation ou d’existence dans la rue, se tourne vers le stade, rare lieu pourtant encadré, où il peut le temps d’une rencontre de football, redevenir acteur.
La culture est dotée d’une aura inattaquable, même si Franck Lepage de la Scop Le Pavé avait ébréché ce mythe dans « L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu », une de ses conférences gesticulées : « Non, j’ai arrêté de croire, pour être très précis, en cette chose qu’on appelle chez nous “la démocratisation culturelle”… C’est l’idée qu’en balançant du fumier culturel sur la tête des pauvres, ça va les faire pousser et qu’ils vont rattraper les riches ! Qu’on va les “cultiver” en somme. Voilà, c’est à ça que j’ai arrêté de croire. Mais j’ai compris bêtement un jour que les riches avaient les moyens de se cultiver toujours plus vite… »
Nicolas Burlaud explique, sourire aux lèvres : « Ce qui marche dans le film, je crois, c’est que les spectateurs ressentent, plutôt que je leur explique. Nous n’arrivions pas à mettre des mots sur ce qui nous arrivait. » Le film suit donc les moments phares de ce grand spectacle culturel dans une ville où la culture populaire rencontre les plus grandes difficultés. On peut y voir le « projet » de quartiers créatifs, destinés à être éphémères, alors que les quartiers nord quémandent depuis longtemps du soutien scolaire, ou des cours de musique. Les scènes d’inauguration mêlent culture et commerce dans un ballet tragique. Au delà de l’archive, le film est un outil de combat à l’usage du Marseillais. S’il cite l’Eneide de Virgile, Burlaud s’est inspiré d’un texte qu’on trouve sous le vocable de « A mort l’artiste », sorte de pamphlet situationniste qui attribue à l’artiste le rôle de publicitaire.
Avant Marseille capitale de la culture, des avertissements comme des fusées d’alerte avaient pourtant été lancés depuis Lille 2004. Le site de La Fête est finie dont s’est inspiré Nicolas Burlaud, écrivait :
« Quand une rangée de CRS fonce sur la foule, le plus grand nombre sait encore comment réagir : on fait des barricades de fortune pour ralentir leur marche, on ramasse quelques pierres, des bouteilles et l’on se prépare à courir. Mais quand c’est un Lille2004-capitale-européenne-de-la-culture qui nous tombe sur le coin de la gueule — et ce pourrait aussi bien être un Genova2004-capitale-europea-della-cultura ou un Forùm-universal-de-les-cultures-Barcelona2004 —, nul ne sait trop comment s’y prendre. Chacun devine que c’est un sale coup qui se prépare et qu’il y a donc une parade à inventer, mais laquelle ? et contre quoi ? L’idée qu’ici le Capital n’avance plus à coups de canon, mais précédé d’une milice dansante, bruissante, bigarrée d’artistes en costumes et de branchés sous ecsta ne nous est pas encore familière. Quand nous entendons le mot “culture”, nous ne pensons pas encore à sortir notre revolver. »