Cette envolée est présentée officiellement comme le résultat du travail de « l’équipe France » (le pouvoir politique, les entreprises…) ; comme un moyen de sauvegarder une industrie autonome de l’armement, gage de souveraineté ; et comme une contribution au rééquilibrage de la balance commerciale française. (1)
Mais elle pose, en creux, une fois de plus, la question de l’opportunité de ces ventes, et celle de leur contrôle, à quelques semaines de la publication du rapport du gouvernement sur les exportations françaises d’armement pour 2014 et de l’ouverture du salon aéronautique du Bourget. Et donc celle de l’avenir de l’industrie française de défense.
Ces thèmes étaient au centre d’un colloque récent organisé au Sénat (2), auquel ont pris part non pas les habituels experts, militaires, industriels, élus et retraités de la « communauté de défense », mais un parterre de syndicalistes — en majorité CGT —, appartenant à d’anciens arsenaux, pour la plupart en voie de démantèlement et en cours de privatisation — et représentant une partie des quarante mille emplois directement concernés en France par les exportations d’armement (3).
Un certain effroi
Premier enseignement de cette table-ronde : dans le milieu du personnel des arsenaux aussi, on parle « éthique » à propos des ventes d’armes. Le sujet n’est pas tabou. Ainsi, pour Eric Brune, délégué central adjoint CGT au groupe GIAT-Nexter, par exemple :
• « Les armes ne sont pas des marchandises comme les autres… » ;
• « Même si on aborde avec un certain effroi la question de l’emploi par les temps qui courent », cela « n’est pas le cœur du problème des exportations, qui une question d’abord politique » ;
• « Si sauver 2 000 emplois à Roanne (4) , c’est 100 000 morts ailleurs, ça n’a pas de sens » ;
• « Si, pour la CGT, les exportations sont légitimes, et ont toujours existé, la règle doit être de ne pas vendre n’importe quoi à n’importe qui ».
Pour ce syndicaliste, qui avait développé ce thème également lors d’une audition à l’assemblée nationale, le 15 janvier dernier, sur l’avenir du secteur industriel de la défense, les exportations ne sont pas la réponse à tous les problèmes (d’un secteur industriel, d’un budget défense difficile à boucler, car l’export à toute force implique des transferts technologiques, contribue à l’émergence de nouveaux concurrents (dans des pays au surplus où l’effort de défense est mieux financé), et entraîne une course à la sophistication des armes, et donc une inflation des coûts ruineuse et dangereuse pour tous…
Compétences critiques
Autre enseignement : dans un pays d’importance moyenne, comme l’est de plus en plus la France, l’entretien des « compétences critiques » est problématique, ainsi que l’explique le général Vincent Desportes, pour qui une « réduction des cibles » — dans les objectifs et budgets assignés aux armées — place l’industrie française de défense en surcapacité. Selon lui, l’actuelle Loi de programmation militaire, qui réduit de 30 % les moyens, menace directement quatre mille emplois dans le secteur, et oblige déjà des entreprises à rapatrier certaines sous-traitances.
Si, ajoute-t-il, on veut que l’armée française reste une des seules capables de faire de la projection à longue distance — comme ces dernières années en Côte d’Ivoire, Afghanistan, Libye, Mali, Sahel, Irak, etc. — il faut des moyens autonomes et de supériorité, qui permettent à la France de maintenir son rang. Pour pouvoir disposer du choix du type d’action, et du moment, avec un accès indépendant à la technologie, la préservation de ce « cœur de souveraineté industrielle » est capitale, estime Vincent Desportes. Selon lui, les Etats-Unis, dans ce domaine, exercent une « influence prédatrice », en imposant leurs règles ITAR, (5) et en conduisant à terme à l’adoption forcée des modes opératoires américains.
Forte valeur ajoutée
Ancien commandant du collège interarmées de défense, qui avait été sanctionné en 2010 pour avoir tenu des propos critiques sur la conduite de la guerre en Afghanistan par les Américains et enseigne aujourd’hui à Sciences Po, après avoir conseillé de grandes entreprises, ce général en retraite considère que l’industrie française de l’armement — qui concerne de près ou de loin jusqu’à 160 000 emplois à forte valeur ajoutée, peu délocalisables, et répartis sur tout le territoire — reste un atout majeur pour la France.
La tendance, en France, restant à une réduction des ambitions en matière de défense au moins depuis les années 1980, les commandes nationales sont le plus souvent insuffisantes pour assurer la survie d’un programme : les exportations, même s’il s’agit d’un pis-aller, restent nécessaires, car il existe un seuil minimum à partir duquel l’activité s’expatrie, se reconvertit, ou disparaît. Et avec elle une partie de l’autonomie stratégique du pays…
Déjà, pour ce qui est de l’armée de terre, Paris dépend des achats étrangers pour les armes de petit calibre, et de plus en plus pour les munitions. Maintenant, c’est au tour des blindés. Un syndicaliste du site Nexter de Roanne explique que, de réduction en réduction, l’effectif de son centre est passé de 800 à 150 postes, dont une centaine seulement sur la production de blindés, avec une moyenne d’âge de 55 ans. La chaîne de production des « caisses » est arrêtée. Les plans de charge actuels ne prévoient du travail que pour une trentaine d’ouvriers et techniciens.
La fin du blindé français ?
Lire aussi « En Allemagne, embarras autour des ventes d’armes », Le Monde diplomatique, mai 2015
Comme d’autres, ce syndicaliste craint que l’alliance de Nexter avec l’allemand Krauss-Maffei Wegmann (KMW) — vivement défendue par le ministre de l’économie, Emmanuel Macron (6) — ne débouche, dans quelques années, sur un partage de fait qui consacrera la spécialisation des Allemands dans les blindés, et la perte d’une capacité industrielle côté français : « Après, il sera trop tard ».
La CGT et la CFDT ont souligné, la semaine dernière, que l’échec enregistré le 5 mai au Danemark par Nexter était très préjudiciable pour l’entreprise française, dans la mesure où celle-ci comptait sur l’export pour assurer le plan de charge de ses usines. « Le futur de nos emplois ne peut dépendre d’une telle stratégie tournée essentiellement vers l’export, qui nous mène droit dans le mur et qui risque de se traduire par une catastrophe autant sociale qu’industrielle », a ainsi dénoncé la CGT, pour qui « l’avenir de certains sites est suspendu à l’obtention de contrats hypothétiques, comme le sont tous les contrats exports, du fait de l’incertitude qui les entoure ».
Au cours de ce colloque au Sénat, un autre syndicaliste, qui s’est présenté comme un « soudeur de la République », s’est désolé que l’industrie de l’armement terrestre soit en train de disparaître en France, dans le silence, sans plus de débat. Il en est de même pour le maintien en condition opérationnelle (MCO) de l’aéronautique militaire, aux deux tiers assuré aujourd’hui par le privé et l’étranger, au détriment des ateliers relevant du ministère de la défense. « On a de moins en moins de militaires maintenanciers », déplore Jean-Pierre Brat, le délégué central CGT au groupe Nexter.
En première ligne
De plus en plus, le naval militaire enregistre également des pertes de capacités. La DCNS — héritière des arsenaux français et de la Direction des constructions navales (DCN), devenue société anonyme, mais encore détenue majoritairement par l’Etat français — abandonne les constructions de fort tonnage aux chantiers STX de Saint-Nazaire, ou fait fabriquer des coques à bas coût à l’étranger. Et elle est mise en concurrence avec le privé pour le MCO par l’Etat — qui est à la fois client et patron.
Les syndicats font remarquer qu’ils plaident depuis longtemps pour la diversification afin de ne pas dépendre uniquement des armes et de l’export. Certains s’inquiètent que des pays comme la France, dans cette course aux exportations destinée à sauver une industrie nationale défaillante, ne se retrouvent à vendre des machines de guerre (comme récemment le chasseur Rafale) dans des zones de tensions ou de conflits.
Pour se mettre en situation de fournir de l’armement aux monarchies du Golfe, Paris a dû en effet multiplier les concessions : signature d’accords de défense contraignants, et de partenariats ; ouverture d’une base interarmées à Abou Dhabi, participation du président Hollande au début de ce mois au sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG)… Autant de gestes spectaculaires qui mettent de fait la France en première ligne en cas d’extension d’un conflit dans ces parages, face à l’Iran.
Les exportations au secours de l’industrie de défense
Deuxième partie : « Quel contrôle pour les exportations d’armes ? »
Troisième partie : « Cocorico, M. Le Drian »