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Grand Corps Malade et Rachid Taxi

Un concert hautement politique

par Marina Da Silva, 9 juin 2015

L’affaire a fait le tour des réseaux sociaux et des medias. Le slameur Grand Corps Malade devait se produire le 21 mai, lors d’un concert programmé depuis quatre mois, au Forum 9, nouvelle dénomination de l’ex-scène nationale du Forum de Blanc-Mesnil, équipement culturel fleuron de la Seine-Saint-Denis, aujourd’hui déconventionnée (1) et réduite à une activité congrue de théâtre municipal sans ambition. C’est que, depuis les élections municipales de 2014, à la faveur d’un taux d’abstention très élevé (43,41 %, soit 10 960 abstentionnistes sur 25 245 inscrits), l’UMP, obtenait 209 suffrages de plus que l’Union de la gauche (7 011 contre 6 802), et parvenait enfin à faire main basse sur cette ville convoitée de la Seine-Saint-Denis, dirigée par les communistes durant près de quatre-vingts ans (2).

Lire aussi Benoît Bréville et Anaëlle Verzaux, « La Seine-Saint-Denis entre deux mondes, Le Monde diplomatique, mars 2012. Le nouveau maire, Thierry Meignen, habitant des beaux quartiers du XVIe arrondissement de Paris, est connu pour sa volonté d’asseoir sa domination sur son nouveau territoire en éradiquant toute trace et tout héritage de ce communisme municipal honni, en étouffant toute forme de contestation politique. Il s’est ainsi employé à reprendre le contrôle des différentes institutions culturelles, sportives et syndicales qui faisaient la singularité de cette ville de presque 52 000 habitants. A supprimer des subventions ou à les octroyer selon son bon-vouloir, n’hésitant pas à refuser d’attribuer des locaux, ni à faire pression sur des responsables d’associations ou sur le personnel communal.

C’est dans ce contexte de toute puissance qu’il faut décrypter l’annulation inédite du concert de Grand Corps Malade.

Monsieur Meignen était habitué à trouver Rachid Amghar, alias Rachid Taxi, sur son chemin, notamment lors des séances du conseil municipal où ce Blanc-Mesnilois de 48 ans, très engagé dans sa ville (3), depuis les Marches pour l’Egalité de 1983 et 1984, et jusqu’à toutes les mobilisations contre le racisme et les discriminations, n’avait pas sa langue dans sa poche. Mais on imagine qu’il a vu rouge lorsqu’il a découvert que le même empêcheur de faire de la politique de l’entre-soi, qu’il considère comme un « opposant notoire », pouvait se retrouver sous les feux de la scène, et promu un soir au rang de star. Un crime d’usurpation de place ! En effet, comment croire une seule seconde les allégations du maire-censeur, allergique aux esprits libres, qui prévoyait que « le concert allait se transformer en meeting politique » ?

Il est d’usage que des artistes invitent sur le plateau d’autres artistes, professionnels ou amateurs, sans avoir de comptes à rendre, qui plus est en ces temps où la « liberté d’expression » est devenue la valeur cardinale de la vie politique et sociale française. Après avoir composé une chanson pour son ami, Rachid Taxi, dans l’album 3ème Temps, sorti en 2010 :


Grand Corps Malade-Rachid Taxi+Parole. par seizef

…/…Rachid il a quelques certitudes impossibles à déranger
Il dit qu’un bon chanteur ça doit être un artiste engagé 
Rachid il aime la politique et il en fait, c’est toute sa vie
Et vu ses opinions, il aime pas que j’écrive pour Johnny 
Moi j’lui dis qu’ça n’a rien à voir, et qu’faut pas tout mélanger 
Mais Rachid taxi il est têtu et c’est pas moi qui vais l’changer …/…

Grand Corps Malade a fini par proposer à Rachid, dont la présence et la voix, qu’il chante ou s’exprime en public, ne passent pas inaperçues, de le rejoindre sur le plateau. Cela fait déjà près de deux ans que le chauffeur-chanteur partage la scène avec lui, à Stains, Roissy en France, Pavillons sous Bois… et aussi Rabat, pour interpréter un titre, composé par le slameur avec Reda Taliani, « Inch Allah ». Une activité publique et connue.

Mais qu’importe, pour le maire de droite du Blanc-Mesnil, il faut coûte que coûte cacher ce Rachid Taxi qu’il ne saurait ni voir ni entendre, et, droit dans ses bottes, il somme purement et simplement Grand Corps Malade et sa production de l’éjecter de la scène sous peine d’annuler le concert.

Malgré diverses tentatives de conciliation, notamment l’engagement par écrit du producteur de Grand Corps Malade et de Rachid Taxi « qu’il n’y aurait pas de discours politique », le concert est purement et radicalement annulé.

« Il n’existe que deux choses infinies, l’univers et la bêtise humaine… », nous disait Albert Einstein. Une maxime qui trouve ici sa pleine illustration puisque c’est carrément une tribune que Monsieur Meignen a ouvert à Rachid Taxi en cherchant à le priver d’interpréter une chanson.

En attendant les suites de la plainte que Grand Corps Malade a déposée contre la mairie pour « rupture abusive de contrat » et que la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, a qualifié sur Twitter d’« annulation honteuse » et de « décision politique contre la liberté de création », c’est le président (PS) du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, qui a retourné la patate chaude en proposant d’accueillir le concert de Grand Corps Malade dans un collège… du Blanc-Mesnil.

Ce sera le vendredi 12 juin au collège Jacqueline de Romilly. Un concert qui affiche déjà complet.

Marina Da Silva

(1Aline Pénitot, « Le Forum du Blanc-Mesnil : les derniers jours d’un théâtre populaire », Regards, 29 janvier 2015.

(2Henri Duquenne en fut le premier maire communiste en 1935.

(3Voir le portrait de Sylvia Zappi : « “Rachid taxi”, de la Marche des Beurs à 2012, la même rage pour l’égalité », Au centre la banlieue, LeMonde.fr, 18 janvier 2013.

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