La réflexion sur la spécificité du métier militaire dans un contexte de menace terroriste et en zone urbaine est ouverte depuis quelques semaines dans les cercles dirigeants des armées. Elle devrait aboutir en septembre ou octobre prochain à une répartition des tâches plus cohérente entre les diverses forces de sécurité, ainsi qu’à une définition plus précise des règles d’engagement et à une meilleure utilisation du flux des « réservistes opérationnels » (1).
Cette « évolution considérable de notre métier », comme dit un colonel cité par Jean-Dominique Merchet sur son blog (Secret Défense, 1er juin 2015), résulte d’un « changement stratégique » décidé par l’Elysée au lendemain des attentats de janvier (2), « les grands chefs militaires reconnaissant à mi-voix que tout cela s’est fait dans une grande improvisation doctrinale, et sans beaucoup de débats publics ». Le général Bosser admet « se retrouver à courir derrière » les évènements : « Nous devons, explique-t-il, nous poser des questions : qui fait quoi ? Face à quel ennemi ? Si l’on doit jouer un rôle dans la sécurité intérieure, jusqu’où veut-on aller ? Qu’est-ce qui n’est pas notre métier ? ».
Lire « Comment les armées se préparent au combat urbain », Le Monde diplomatique, mars 2009.
Certes, les militaires sont entraînés depuis plusieurs années au combat en zone urbaine, dans différents types de quartiers (centres-ville, cités, tours, centres commerciaux, zones pavillonnaires), au milieu d’une population qui risque d’être la victime « collatérale » des affrontements, ou qui prend fait et cause pour un camp ou l’autre. Mais ils le sont dans une optique d’affrontement avec un ennemi plus ou moins identifié, ou dans un contexte de restauration de la paix entre factions armées — le tout justifiant l’emploi de moyens lourds, et de personnels entraînés au combat de ce type.
Gesticulation et symbole
Dans le cas du déploiement essentiellement sécuritaire de Sentinelle, il s’agit d’une présence en principe dissuasive, face à un adversaire invisible et le plus souvent inexistant : c’est un travail de veille « au cas où », souvent statique ; ou de patrouille, qui vise à protéger des sites dits « sensibles » (centres de pouvoir, édifices publics, nœuds de transports et communication, édifices religieux, écoles, etc.), et à assurer la sécurité de leurs occupants, tout en rassurant si possible les populations.
Mais, pour le général Jean-Claude Thomann, ancien chef de la Force d’action terrestre (3), ce positionnement de style Vigipirate relève plus de la « gesticulation et du symbole que d’une efficience dissuasive et protectrice concourant à une véritable sécurisation » ; ces missions de protection statique, effectuées sous le régime de la légitime défense, « transforment le soldat en simple cible », alors qu’ils « excellent dans les engagements de contrôle de zone et de population », comme ils en ont fait la preuve au cours des engagements extérieurs récents ou passés.
En revanche, ce type d’intervention sur le territoire national, et notamment en zone urbaine, de militaires harnachés comme en Afghanistan, en Centrafrique ou au Mali, a pour effet plutôt négatif de renforcer le sentiment d’une vraie « guerre », certes en adéquation avec les propos martiaux de Manuel Valls, le chef du gouvernement, mais qui ramène un fort parfum de lutte contre un « ennemi intérieur », faisant remonter de vieilles images, jusqu’à la guerre d’Algérie, par exemple : les paras putschistes dans la casbah d’Alger, l’armée dans les bidonvilles de Nanterre…
Instrument trop puissant
Lors des émeutes de 2005 dans des communes de la région parisienne, l’exécutif avait déclaré l’état d’urgence, mais évité de recourir à l’armée, se contentant de mettre en ligne ses unités très « robocopisées » de gendarmes mobiles et de compagnies républicaines de sécurité (CRS). Il n’avait pas suivi une sénatrice de Marseille, désireuse en septembre 2012 qu’on déploie les soldats dans les quartiers nord, pour mettre fin aux règlements de compte dans le milieu de la drogue.
Philippe Migault, chercheur à l’IRIS, rappelant les évènements d’Algérie, mais encore plus loin, la Commune de 1871 et les manifestations ouvrières sous la IIIe République, évoque dans la revue Défense (mars 2015) « la méfiance au sein de fractions d’extrême-gauche » à l’égard de l’armée de terre. Il conseille de ne l’utiliser qu’« avec prudence et parcimonie » : « L’instrument est trop puissant, sa symbolique trop lourde pour ne pas faire l’objet de règles d’engagement très strictes sur le territoire national. Ceci dans l’intérêt de tous, à commencer par les soldats ». Cet ancien journaliste spécialisé défense au Figaro conclut en affirmant que « l’antimilitarisme ayant quasiment disparu, il faut prendre garde à ne pas le ressusciter » (4).
Au contact
Sur le plan organisationnel, l’architecture actuelle de l’armée de terre, héritée de la guerre froide et continuellement remodelée avec la multiplication des livres blancs, a perdu en cohérence, et n’a pas « une offre stratégique adaptée au défis de la sécurité du territoire national », souligne la lettre TTU (6 mai 2015). Elle reste très tournée vers les opérations extérieures.
Pour l’heure, les capacités d’intervention qui pourraient être utilisées sur le territoire national — brigades de sapeurs pompiers ; unités de neutralisation, enlèvement, destruction des explosifs (NEDEX) ; groupes de décontamination ; unités cynotechniques (brigades canines), etc. — sont éparpillées entre différentes commandements. C’est pourquoi le plan de réforme de l’armée de terre, baptisé « Au contact », prévoit la création d’un commandement de territoire national, qui aura autorité sur les 7 000 personnels de Sentinelle (avec un possible pic à 10 000 sur un mois maximum).
L’armée de terre renoue ainsi avec l’ancienne Défense opérationnelle du Territoire (DOT), qui a existé durant la guerre froide, avant de tomber en désuétude après la professionnalisation de l’ensemble des forces armées, dans les années 1990. Elle dispose déjà d’une expérience en la matière, après presque vingt ans de mise en œuvre du plan Vigipirate, dont elle a été le principal pourvoyeur.
Second rang
Mais il y a donc au minimum, pour le ministère de la défense, un travail de communication à faire, en direction du public comme des militaires eux-mêmes : ces derniers craignent de n’apparaître que comme une force d’appoint, de second rang, en soutien aux gendarmes et policiers, naturellement mieux insérés dans la population ; d’être réduits à l’état de planton ou de vigile ; d’exercer un métier (le maintien de l’ordre en « métropole ») pour lequel ils ne sont ni entraînés, ni équipés. La réputation des soldats, qui bénéficient d’une image favorable dans l’opinion, pourrait en pâtir, surtout en cas de « bavure ».
L’objectif, pour le général Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre (CEMAT), laquelle est de loin le principal fournisseur d’effectifs de l’opération actuelle, est d’abord de convaincre ses hommes que Sentinelle est « une mission comme les autres », son souci étant de « tenir dans la durée ». Il faut s’habituer, selon le général, à ce que 10 à 12 000 militaires soient en permanence déployés à l’extérieur (bases, opérations), et 7 à 10 000 dans l’Hexagone. Ainsi, « un soldat d’aujourd’hui sait qu’il sera en janvier au Tchad, et en juillet à Paris ».
Garde nationale
Dans l’immédiat, on cherche donc surtout dans les hautes sphères à renforcer l’attractivité de Sentinelle :
• dans le registre du symbole, avec la création d’une médaille de la protection militaire du territoire (qui concernera toutes les missions de défense dans l’Hexagone ou outre-mer) ;
• sur le plan pécuniaire, avec une gratification : l’indemnité pour sujétion spéciale d’alerte opérationnelle (AOPER), qui s’ajoute à l’indemnité pour service en campagne (ISC), déjà perçue par l’ensemble des militaires en opérations ;
• sur le front logistique, avec une amélioration des conditions de stationnement et d’hébergement des forces au plus près des sites de l’opération Sentinelle, dans le but de limiter au maximum le temps de déplacement entre les lieux d’hébergement et les lieux de déploiement, et de baser le plus souvent possible les soldats dans des emprises défense ;
• sur le plan professionnel, avec la recherche de structures d’entraînement, et des moyens accrus de mobilité sur le terrain, « dans l’esprit des patrouilles dynamiques qui vous sont et, c’est souhaitable, désormais demandées », expliquait le ministre de la défense, Jean-Yves, Le Drian, dans un discours aux troupes le 2 juillet au camp des Loges (où est installé le commandement de l’opération pour l’Ile-de-France) ;
• et, pour les loisirs, relève le blog Mamouth du 9 juillet, « “un pack loisirs” avec trois entrées de cinéma, une entrée dans un parc d’attractions, un ticket-restaurant de 20 euros, et l’internet gratuit. Cela devrait rendre plus douces les conditions d’emploi de Sentinelle, parfois spartiates, souvent chronophages et répétitives », écrit Jean-Marc Tanguy.
Et, pour ce qui est du futur, le général Thomann, qui se demande « Sommes-nous réellement en temps de paix ? », plaide pour l’instauration de l’état d’urgence, qui « offrirait un cadre juridique permettant l’engagement des forces armées dans les situations d’exception générant des troubles proches de la guerre » : ainsi, il serait selon lui possible de mieux utiliser les aptitudes des militaires. Tout en conjurant le spectre d’une armée à deux vitesses, cet officier général en retraite demande qu’on réfléchisse à « une forme de garde nationale à la française », qui « permettrait également d’offrir une nouvelle vie à la composante “réserve”, et une structure de socialisation temporaire à de jeunes volontaires ».