En kiosques : décembre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Au Portugal, une mémoire à vif de la révolution de 1974

par Marina Da Silva, 16 juillet 2015

Elle est née l’année de la « révolution des œillets » et elle n’a pas froid aux yeux. Avec Um museu vivo de memorias pequenas e esquecidas (Un musée vivant de mémoires infimes et oubliées), Joana Craveiro — dont le patronyme jongle aussi avec le mot œillet (cravo) —, se lance corps et âme dans la construction d’un spectacle théâtral hors norme. Lorsqu’elle en annonce la couleur : quatre heures trente avec juste un entracte (où elle offre une restauration dans une ambiance « révolutionnaire »), on a d’abord quelque hésitation, vite balayée devant la prouesse de cette actrice-narratrice d’exception.

Il faut dire que Joana est aussi anthropologue et qu’elle maîtrise son sujet sur le bout des doigts et de la langue. La pièce est l’aboutissement d’un travail de recherche qu’elle mène depuis quatre ans sur le grand récit national construit autour de la révolution de 1974. Elle a non seulement collecté et analysé une grande quantité de documents et d’archives, plus ou moins connus, mais aussi recueilli des témoignages inédits de personnes anonymes à qui elle redonne une parole publique, et qu’elle croise avec sa propre histoire familiale.

Lire aussi Eduardo Geada, « La “révolution des œillets” et son cinéma », Le Monde diplomatique, septembre 1976.« La mémoire est une lutte » : cette citation d’Elizabeth Jelin lui sert de fil conducteur et d’objectif. On est véritablement impressionné par la rigueur et l’engagement de ce travail qui ne se contente pas de dérouler des faits, des événements, de les extraire de l’oubli où ils ont été relégués, mais installe une relation dialectique avec le spectateur, l’invitant à penser le présent. Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de Commission Vérité et Justice au Portugal ? Pourquoi les agents de la PIDE (1) ont-ils pu tous filer à l’étranger et se défiler d’avoir à répondre de leurs crimes et tortures ? Pire encore, souligne-t-elle, « comment le président de la République, Cavaco Silva, a-t-il pu refuser une distinction honorifique à Salgueiro Maia (2), alors qu’il allait par la suite décorer en grande pompe deux responsables de la PIDE ? ».

Premier ministre durant dix ans (de 1985 à 1995), Cavaco Silva est aussi pour la chercheuse l’un des principaux artisans du processus révisionniste de la « révolution d’avril ». Elle cite ainsi sur le plateau Paula Godinho (3) qui fait remonter ce processus à la fin des années 1980, à travers l’entreprise de « disqualification de la révolution » et de « la minorisation du caractère répressif de l’Estado Novo (4), imposant un autre agenda politique ». Une version officielle de l’histoire qui évacue en particulier la colonisation — ce que la dictature nommait ses « provinces ultramarines » —, et la décolonisation qu’elle a traité dans sa précédente pièce, Os retornados (Les rapatriés).

Pour organiser toute cette matière dense et complexe qui parcourt les quatre-vingt-dix dernières années de l’histoire du Portugal, elle a imaginé un découpage en sept performances-thématiques autour de l’Estado Novo et de son idéologie de soumission, de la Révolution et du PREC (Processus révolutionnaire en cours), interrogeant le moment où la révolution a pris fin et dénonçant le silence persistant qui la recouvre.

Pour interpréter ce récit épique, elle compose son propre personnage d’archiviste, témoin de l’histoire, qui va donner vie et voix à de multiples acteurs. Elle se met en scène, petite fille puis jeune femme, interrogeant tous les signes et toutes les traces, reconnectant tous ses souvenirs. Ses propres parents étaient eux-mêmes des militants, maoïstes, un mot dont elle a longtemps ignoré le sens, qui organisaient des réunions clandestines dans l’appartement familial. Elle remet à jour, et à vif, les pratiques d’interrogatoire de la PIDE, les récits de ceux et celles qui ont dû endurer la torture, avec une simple lampe qui éclaire son visage. Aucun pathos, jamais. Elle ne compose aucune fausse émotion, arbore en permanence une vitalité qui défie toute fausse compassion. La rivalité entre le Parti communiste, acteur principal de la révolution, et le MRPP (Mouvement réorganisateur du parti du prolétariat, marxiste-léniniste-maoïste) fait aussi l’objet de son champ d’observation et de critique. L’éclosion des organisations populaires, associations d’habitants, de travailleurs, coopératives de production agricole suscite son enthousiasme.

Pour traiter cette matière foisonnante, jamais superficielle ou anecdotique, l’actrice a recours à une variation inventive de modalités d’utilisation des objets et documents : albums qu’elle feuillette sous un rétro-projecteur, manipulations de photos aux divers formats qui sont reproduites en grand sur un écran, de petits jouets, voitures, animaux, qui deviennent autant de signes d’animation d’une carte géographique et sociale, d’un périple du nord au sud du pays. Musique de Led Zeppelin et de Zeca Afonso (5).

La nuit du 25 avril 1974, elle passe à l’antenne, incarnant l’animateur vedette de radio Renascença, Joaquim Furtado, qui en donna le coup d’envoi avec la chanson Grandola vila morena. Quelques changements de vêtements indiquent dans une connivence très simple une époque et des transformations de société. Mai 68 a ébranlé le monde entier et même les frontières totalitaires du salazarisme n’ont pu y être totalement étanches. Comme une capitaine de navire (ou d’unités…), Joana Craveiro mène la bataille de la mémoire. Pour elle, il s’agit de se réapproprier l’histoire, de faire le lien entre le passé et le présent, notamment à l’heure où le Portugal traverse une crise austéritaire sans précédent et où politiciens et médias cherchent à en donner une image de « bon élève de l’Europe » (6).

Au moment où Tiago Rodrigues, le tout jeune directeur du théâtre national de Lisbonne, triomphe au festival d’Avignon avec Antonio e Cleopatra et incarne le renouveau du théâtre portugais, il est important de faire écho à la démarche de Joana (dont le travail sera présenté au théâtre national en 2016), qui s’inscrit dans ce renouveau. Elle est programmée au Festival international de théâtre d’Almada où Rodrigo Francisco, metteur en scène de la même génération, élabore, contre austérités et marées, un festival qui donne à voir la vitalité et la variété de la création portugaise. Un festival vieux de trente-deux ans et qui avait été fondé par Joaquim Benite, dans l’esprit d’avril, pour que les gens de théâtre puissent lutter dans leur société avec leurs propres armes.

Au festival d’Almada jusqu’au 18 juillet

http://www.ctalmada.pt

Infos : 00 351 21 27 39 367

La pièce sera aussi jouée à Lisbonne du 26 juillet au 2 août (espace Zé dos Bois, rua da Barroca), puis en tournée.

Marina Da Silva

(1Police internationale et de sûreté de l’Etat — la police politique du régime de Salazar.

(2Le jeune capitaine qui conduisit la prise de Lisbonne le 25 avril. Maria de Medeiros lui a rendu hommage dans le film Capitaines d’avril, sorti en 2000.

(3Paula Godinho, introdução a Aurora Rodrigues, Gente Comum — Uma História na PIDE, Castro Verde : 100 Luz, 2011.

(4Etat nouveau, désigne le gouvernement portugais durant la IIe République, de 1933 à 1974 et dont la figure centrale fut Antonio de Oliveira Salazar.

(5Chanteur compositeur, emblématique de la lutte contre le régime salazariste.

(6Lire Owen Jones, « Le petit monde du libéralisme portugais, Le Monde diplomatique, avril 2012.]

Partager cet article