«Nous les journalistes, nous aimons les débats », plaidait récemment le présentateur d’une chaîne d’information en continu. Les journalistes ou la télévision ? Car on se demande si ce goût de la dispute ne cache pas plutôt les propriétés du système et si, du coup, les débats célébrés sont bien de vrais débats… On pense immédiatement à de vives confrontations, d’invités et d’idées. Sorte d’idéal qui ne ressemble ni à ces prises de becs inaudibles ni à ces échanges mondains ou triviaux qui encombrent la plupart du temps les écrans : on s’invective, se jauge, se méprise et on ne s’entend pas puisqu’on sait à l’avance ce que pense chacun. Il s’agit de malmener l’adversaire, de gagner en somme, même si nul tableau d’affichage n’affiche les scores. Un dispositif dont ont pourtant rêvé bien des animateurs télé. Mais la chose serait difficile à mettre en œuvre. Il faudrait trouver des gladiateurs pour les jeux du cirque. A l’opposé, les débats tournent au spectacle soporifique en mettant les mêmes couverts. Sans doute parce qu’il est difficile de trouver des combattants.
Lire Serge Halimi, « Faire sauter le verrou médiatique », Le Monde diplomatique, octobre 2015.
Les chaînes de télévision n’ont jamais organisé autant de débats. Avec des politiques dont on serait bien en mal de dire aujourd’hui ce qu’ils ont dit hier. Pas seulement un problème de mémoire mais bien de contenu. Heureusement, il reste quelques sujets sur lesquels il est possible, comme on dit aujourd’hui, de « faire le buzz ». Des animateurs étonnamment amorphes et pour tout dire désarmés se condamnent à bavarder puisque ce ne sont que des opinions qui s’affrontent et que, chacun le sait, c’est la démocratie. Ce régime d’opinion, c’est l’envers de la raison, l’envers du savoir.
Parmi les sujets polémiques : le réchauffement climatique. Dans un énième vrai faux débat sur Itélé (1), Olivier Galzi arbitrait la rencontre de trois invités : un physicien du CNRS, climato-sceptique, un eurodéputé écologiste et un professeur de science politique. A l’argument répété selon lequel tous les spécialistes ou presque — 99 % fut-il même avancé — attribuaient aux activités humaines le réchauffement climatique, le climato-sceptique répondit que ce n’était pas l’unanimité et qu’il subsistait donc un doute. Avec cette exigence, il n’existe pas de vérité scientifique, ne lui fit-on pas remarquer. C’est qu’il aurait fallu non point un débat mais une explication sur les conditions sociales et épistémologiques de la validation scientifique. L’unanimité est impossible : il y a toujours quelque fous, même au CNRS. La sociologie des sciences est claire en la matière depuis Thomas Kuhn : les paradigmes dominants font l’objet d’un accord large mais pas de l’unanimité, jusqu’à ce qu’ils soient remis en question lorsqu’un paradigme concurrent emporte l’assentiment dans une « révolution scientifique » (2). Une règle de fonctionnement des communautés scientifiques est ainsi « télérévisée », transformée en débat régressif. Les médias embrouillent encore en invitant des gens pour faire le débat, même s’ils sont incompétents. Combien de fois Claude Allègre fut-il invité sur la question climatique, sans être spécialiste, avant que la maladie ne le tienne à distance ?
Lire aussi « Comment échapper à la confusion politique », Le Monde diplomatique, mai 2015.
Loi du débat : la parité. Et si cela pose problème car le vent a tourné comme dans le débat sur le climat, il faut préserver au moins la confrontation du pour et du contre. Les médias jouent ainsi un rôle de désinformation en laissant croire que ce sont des questions d’opinion. Agacé par le refrain du climato-sceptique, le professeur belge de science politique s’emportait, soulignant une autre règle du débat médiatique : il faut garder son calme. Même pour dire des insultes, des insanités. Sourire obligé. Inquiet pour la maîtrise de « son » débat, l’animateur intervenait alors : « nous les journalistes, nous aimons les débats ». Réplique du politiste : « Dans ce cas, invitez les négationnistes ! ». « Ah non ! », protesta le journaliste dont on aurait aimé entendre les raisons.
Il y en a une : le droit. Depuis la loi Pleven de 1972, reprise par la loi Gayssot (loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe), le négationnisme est sanctionné. Lorsque la loi fut adoptée, on pouvait avoir quelques réticences, mais aujourd’hui elle rassure car sans elle, les négationnistes envahiraient les plateaux pour faire débat. Cela a déjà commencé… par la bande. Indirectement et non frontalement. En attendant de pouvoir faire mieux.
Il est pitoyable que Nadine Morano puisse parler de « la race blanche » (« On n’est pas couché », France 2, 26 septembre 2015) quand on sait que le terme « race » a été gommé du langage scientifique pour qualifier les groupes humains, quand on sait surtout combien il cache de turpitudes. Ce n’est pas un débat qu’il faudrait mais un cours de rattrapage. Faute de cela, c’est l’occasion pour Gilbert Collard, avocat narcissique, de prolonger Mme Morano sur un autre plateau, en assurant que la France est historiquement un « pays de race blanche » (3) et le Sénégal de race noire. Sa compétence pour parler d’histoire ?
Ainsi, de semaine en semaine, de jour en jour, les sottises se démultiplient et prolifèrent. Et si la loi Gayssot interdit toute « discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion », tenter d’imposer les races comme une évidence, c’est préparer cette discrimination. Quelle superficialité que de différencier par la couleur de la peau, on devrait dire la pigmentation, c’est-à-dire la différence la plus inessentielle. A ce compte, on pourrait aussi bien évoquer les caractéristiques physiques de Mme Morano et sa blondeur aryenne quoique qu’elle soit issue de l’immigration italienne, de Gilbert Collard, blanc au visage couvert par les tâches de vieillesse, de Robert Ménard, au visage d’enfant vieilli qui traite l’humoriste Guy Bedos de vieillard sénile en disant lui réserver une place dans une maison de retraite de Béziers. Si l’humour est incertain, le clientélisme est avoué. Race ? L’usage du mot se multiplie pour justifier le racisme, les racismes, et fantasmer une race pure (blanche forcément en France) contre l’étranger, les vieux, les jeunes, les femmes… car il y a toujours quelqu’un à haïr. N’en demandons pas trop aux Morano, Collard, Le Pen ou Ménard, qui exhibent leur ignorance. La première est même invitée à ce titre dans l’attente d’une faute de syntaxe ou d’une bourde qui fera rire les bobos. Dès lors, il est du devoir des apprentis sorciers qui leur donnent la parole publique de savoir les affronter.
Or, que répond l’animateur de Télématin, la mine confite, à la rhétorique insultante d’un Gilbert Collard ? Qu’il est en train de parler sur France Télévision, donc sur la chaîne où officie l’animateur qu’il insulte (attention au territoire), que cette émission a du succès, invoquant ainsi le poids du nombre comme il aurait pu invoquer des sondages… En croyant faire de l’information, en croyant respecter le pluralisme, les médias font aujourd’hui le lit du fascisme. Accusation portée contre les journalistes ? Ces derniers sont généralement habités par de bonnes intentions. Ils s’indignent des « provocations » proférées avec leur complicité. Mais ils s’excitent aussi devant les sirènes de l’écho médiatique. Et donc bien plutôt que les choix des personnes, les psychologies dont on nous rebat les oreilles, il faut pointer les propriétés du système médiatique. Il ne fonctionne pas avec des idées mais avec des clichés, pas avec des arguments mais avec des affirmations, pas avec des vérités ou des doutes mais avec des opinions. Si les animateurs-journalistes n’ont pas les moyens intellectuels d’affronter les « provocateurs » qu’ils invitent, qu’ils laissent la place à des gens cultivés qui n’auront aucun mal à renvoyer les médiocres à leur médiocrité. En parlant le langage de la science, simplement. Et sans craindre de descendre dans l’arène, parce que tant de sottise laisserait sans voix, à moins de déroger à ce silence en s’en prenant à des adversaires aussi moches moralement qu’ils sont sots intellectuellement (4).
La confusion intellectuelle est assez significative de la grave crise dans laquelle nous nous enfonçons. Pas la première certes. Dans La guerre du Péloponnèse (Ve siècle avant JC), Thucydide remarquait : « en voulant justifier les actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots : l’audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement à l’hétairie ; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors » (5). Avant des luttes peut-être plus sanglantes, il faut mener le combat des mots.