On se souvient de l’éviction nauséabonde d’Abdelwaheb Sefsaf, acteur, musicien, metteur en scène et directeur du théâtre de Roanne, en avril 2014 (1), au motif que « son poste à temps plein était incompatible avec l’exercice d’activités culturelles ou artistiques parallèles ». Les municipales étaient passées par là et Yves Nicolin, député UMP (devenue Les Républicains en mai dernier), avait ravi la ville et se comportait comme un maire-monarque. L’affaire fit grand bruit, et malgré le soutien de la profession et du public Abdelwaheb Sefsaf jeta l’éponge puis revint à ses activités d’artiste et de directeur de la biennommée Cie Nomade in France.
Lire Evelyne Pieiller, « Saltimbanques, fauteurs de troubles », Le Monde diplomatique, octobre 2015.
On le retrouve donc avec Médina Mérika, une création audacieuse qu’il a écrite, mise en scène et qu’il interprète, en s’inspirant librement de l’œuvre d’Orhan Pamuk, Mon Nom est rouge (publié à Istanbul en 1998, prix du Meilleur livre étranger en France en 2002), avec son compagnon de route Georges Baux pour la direction musicale.
« Maintenant, je suis mon cadavre » : c’est la phrase d’ouverture de la pièce comme du roman. A la fois enquête policière, fresque historique et philosophique, critique sociale et religieuse… le roman explore l’univers des peintres miniaturistes et calligraphes ottomans du XVIème siècle qui vont s’inspirer de la tradition européenne, sur fond d’intrigues et de meurtre. Abdelwaheb Sefsaf le transpose dans la vision contemporaine d’une capitale fictionnelle traversée autant par l’Orient que par l’Occident : « “Médina’’, c’est le lieu du rassemblement, de l’échange et du frottement contre l’altérité. Qu’elle soit à Bagdad, Beyrouth ou Alger, “Médina’’ en arabe c’est la ville. ‘“Mérika’’, c’est la référence à l’Occident, et au rapport très ambivalent que l’Orient peut avoir avec lui : fascination et détestation à la fois ».
De ce face-à-face existentiel, de cette attirance et répulsion profondes, il dresse une sorte d’état des lieux sans complaisance et cherche à confronter et déconstruire les stéréotypes de part et d’autre. Cela prend la forme d’une tragicomédie musicale originale, pour trois acteurs et deux musiciens, écrite sur structure électronique (Nestor Kéa) avec des instruments traditionnels (accordéon, guitares, piano, orgue). Cela foisonne de multiples personnages, parmi lesquels quatre protagonistes-clés : Ali (alias le mort), Lila (sa femme), Ibrahim (son ami, dit Le Borgne), et le Chien.
Ali — incarné par Toma Roche, qui, à sa corde de comédien ajoute celle de slameur et chanteur —, cinéaste talentueux, fasciné par le cinéma américain et ses héros, travaille sur son prochain film jusqu’à son étrange et soudaine disparition. Il est retrouvé assassiné au fond d’un puits. Jusque-là, c’est un rébus, que tente d’élucider Lila — jouée par Marion Guerrero, comédienne et chanteuse —, qu’il a laissée sonnée et perdue avec ses deux enfants, incapable de croire à « la fuite avec une autre » que lui prédisent les langues de vipères du quartier. C’est le Chien qui va retrouver le corps et permettre de démasquer l’assassin de cette pseudo-enquête qui veut surtout interroger les mobiles du crime. Elément décalé et déjanté, il apporte aussi lucidité et humour : « Parce que nous n’avons pas le droit de vote vous nous croyez dénués de tout sens politique. Pourtant je hais les politiques qui sont les seuls responsables de notre mal de vivre. Ils ne font que diviser, case contre demeure, en usant de leur rhétorique empoisonnée tout juste bonne à vous faire trembler pour mieux vous traire. Et j’ose dire que si l’on nous accordait le droit de vote, à nous les chiens, je serais fier de l’honorer en ne votant pas. »
Si l’on ajoute que l’assassin d’Ali n’est autre que son ami Ibrahim, qui revendique et justifie son acte parce qu’Ali ne vivait pas en conformité avec les préceptes de sa religion, on obtient une pièce déroutante et percutante.
Abdelwaheb Sefsaf n’a pas peur de s’aventurer en terrain miné, de se placer en prise directe avec la réalité dont il amène la complexité sur le plateau. Loin de tout discours idéologique, de propos en noir ou blanc, il tente l’intelligence de la critique et des nuances, dans une parole de très grande liberté. Il inscrit son propos dans les bouleversements des printemps arabes et aussi dans les cicatrices laissées en Algérie ou au Liban. On est chaviré par ses images de Beyrouth, ville symbole de toutes les résistances, projetées sur un écran qui crève le ciel :
« Elle n’est pas la plus belle des cités.
Elle n’est pas non plus la plus riche d’entre les villes Beirut
Son ciel n’est pas d’étoiles mais de feu
Ses enfants sans enfance ont rangé les jouets dans les placards pour en sortir les fantômes.
Ses femmes sans plaisir caressent la terre brûlée et rêvent aux oliviers, aux orangers déracinés.
Ses vieillards sans vieillissement ont le regard transparent, vide et profond comme un abîme de douleur.
Ses hommes ne sont que de passage entre enfance et vieillesse car là- bas on ne vieillit pas, on meurt de solitude
parfois, de tristesse souvent.
Mais elle est la plus belle Beirut
Parce qu’elle est la plus fière et la plus indomptable Beirut
Jamais conquise, jamais soumise car à Beirut le renoncement n’est pas de mise. »
Divers registres et tonalités d’écriture scénique et musicale, du chant d’amour à la farce kafkaïenne, composent une dramaturgie singulière où la musique et le texte ont la même valeur et jouent avec nos sens. Cette fusion musicale entre tradition orientale et modernité occidentale est la marque de fabrique de l’aventure entamée avec le groupe Dézoriental et poursuivie avec le Fantasia Orchestra. Un concert théâtral aux frontières de l’imaginaire et de la réalité, de l’intime et du politique.
Au théâtre de la Croix-Rousse (Lyon) les 25, 26 et 27 octobre (dans le cadre du festival international de théâtre Sens interdits). Puis en tournée : Echirolles, le 10 novembre, Vienne, le 12 novembre , Goussainville le 15 décembre, Cébazat, le 21 janvier, Privas, le 9 février, Andrézieux, le 11 février, Noisy-le-Sec, le 18 février, Carros, le 26 février , L’Horme, 1er avril.