Né en Italie au début du XVIIème siècle, l’opéra a rapidement conquis l’Europe puis s’est ultérieurement développé avec ses formes singulières aux quatre coins du monde. Des scènes lyriques ont été construites dans les grandes villes nord-africaines et proche-orientales alors sous influences française et britannique. La plus connue est celle du Caire que Verdi inaugura avec Rigoletto en 1869, puis où il créa Aïda en 1871.
Lire Mona Abouissa, « Les cygnes du Caire », Le Monde diplomatique, août 2013.
Aujourd’hui encore, l’opéra du Caire reste le plus grand du monde arabe, devant ceux d’Oman et de Bahreïn. Mais jusqu’à présent aucune de ces scènes prestigieuses ne programmait d’opéra en langue arabe. Les choses sont en train de changer avec l’arrivée de l’Algérien Tarik Benouarka dans ce paysage qui n’est pas réservé à tous les publics. En 2013, il a composé et joué El Nafas (Le Souffle) au Théâtre national d’Alger, qui fait figure de premier opéra écrit en langue arabe (1). Puis le voici avec Les Jours et les Nuits de l’Arbre Cœur, un opéra ballet présenté au Caire le 30 septembre 2015 et qui sera joué en version concert ce 5 novembre à la salle Gaveau, à Paris, avant de poursuivre sa tournée.
Cette œuvre exceptionnelle, qui fait fusionner la musique symphonique classique, (la danse dans sa forme totale), la poésie et le chant lyrique arabes, est jouée par un orchestre symphonique de musiciennes égyptiennes non voyantes. Elles seront dirigées par Mohamed Saad Basha et accompagnées par deux grandes voix lyriques, la soprano Racha Rizk et le ténor Ragaa Eldin, avec le comédien syrien Fares El Helou dans le rôle du conteur et un chœur, dans une mise en espace signée Gilbert Désveaux.
Les Jours et les Nuits de l’Arbre Cœur est un poème élégiaque, qui s’inspire d’une légende. Il met en scène Nour et Amal, avec un récitant et conteur de l’histoire, Le Voyageur, ainsi que Les Muses de la création, en un lieu qui n’est pas nommé, aux confins de l’espace. Nour et Amal, venant chacun d’un chemin différent, vont se retrouver sous l’Arbre Cœur, aux pouvoirs surnaturels, gardien de l’entrée d’un monde imaginaire… Ils vont se révéler l’un à l’autre comme deux astres faits pour exister ensemble. Cette histoire allégorique symbolise aussi le désir de l’artiste de trouver une langue musicale commune entre l’Orient et l’Occident.
Tarik Benouarka est né en 1966, à Alger, d’une mère musicienne amateur qui lui fera faire très tôt de la musique classique et d’un père qui fut l’un des fondateurs du Mouvement national algérien (MNA), à qui il doit une histoire familiale très impliquée dans la lutte pour l’indépendance. Il est élevé dans la représentation d’une Algérie puissante, tolérante, un véritable laboratoire politique où on inventait un non-alignement qui aujourd’hui n’existe plus. Il est nourri de musique et de poésie arabe et occidentale : Oum Koulsoum et Farid El Atrache, Nazim Hikmet et Mahmoud Darwich, le jazz dans toutes ses déclinaisons. Il se construit par l’écoute, et le langage de la musique deviendra pour lui aussi important et nécessaire que les mots. Une manière de vivre, une force pour exprimer ce qu’il ne peut dire autrement. Interprétant toutes les formes de musique, classique et contemporaine, composant pour le cinéma, la publicité, le spectacle vivant, il s’enrichit de toutes leurs diversités.
Dans son histoire personnelle, après la tragédie algérienne de « la décennie noire », le 11-Septembre va être un nouvel élément déterminant, le marqueur de la diabolisation des musulmans et des Arabes qui ne cesse de s’accentuer. « On n’entend que les détracteurs d’un islam qui concerne un milliard et demi de musulmans ». Contre ce recouvrement, il veut montrer qu’être musulman c’est une posture de vie et une philosophie et que l’islam a beaucoup apporté au monde, dont l’abstraction, notion capitale dans le domaine des arts.
Aussi travaille-t-il sur les grands mythes de l’humanité, tout en cherchant à sortir des mythes gréco-romains et de la pensée judéo-chrétienne. Dans Le Souffle il a voulu mettre en lumière les valeurs et l’imaginaire arabe, en situant l’œuvre dans les temps anciens de l’Arabie heureuse pour pouvoir parler de l’imaginaire du désert. Il s’en est imprégné à travers la poésie des soufis pour qui « chaque être a un désert en soi dans lequel il est le seul à marcher, que l’on croit à la transcendance, à un au-delà de la mort ou pas. » Pour lui il y a des dénominateurs communs dans la musique du monde arabe et occidental mais il y a aussi des modes et temporalités différents : « Le réel n’est vraiment réel que dans le souvenir. On est en permanence en connection avec des temps différents. »
Son désir de créer un opéra arabe lui vient aussi de l’envie de questionner cette forme d’abord portée par des élites panarabes qui, à la fin des indépendances, ont voulu importer des valeurs occidentales sans chercher à s’adresser à leur peuple. « Opéra est un mot polysémique qui veut dire plein de choses : architecture, style musical… il réunit ballet, dramaturgie. Dans l’opéra il y a quelque chose d’un grand raffinement mais je n’y vois aucun aucune préciosité. » Aussi écrit-il ses propres livrets dans la perspective qu’ils puissent toucher tous les publics : « Ecrire le premier opéra en arabe confère des responsabilités. Je cherche à respecter le travail des grands musiciens arabes, dans la tradition desquels je m’inscris, mais je m’inspire des formes littéraires, musicales et philosophiques des deux mondes. Comme un tailleur de pierre qui a voyagé à travers le monde mais travaille juste sa pierre ».
Les Jours et les Nuits de l’Arbre Cœur
Le 5 novembre à 20h
Salle Gaveau
45-47, rue de la Boétie
75008 Paris
01 49 53 05 07
Soirée au profit de l’Institut national des jeunes aveugles