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Forum international sur la sécurité en Afrique

Bienvenue au Sahelistan

L’antiterrorisme est au menu du second Forum international de Dakar sur la sécurité en Afrique, les 9 et 10 décembre, qui fera également le point sur les capacités africaines en vue du rétablissement ou du maintien de la paix, ainsi que sur les partenariats internationaux du continent en matière de défense et sécurité, notamment avec l’Union européenne, la France et les Etats-Unis.

par Philippe Leymarie, 6 novembre 2015

La première édition de cette rencontre largement informelle, d’un type nouveau en Afrique, avait rassemblé, outre un large public, plus de 350 participants officiels venus de 47 pays (dont 30 pays africains), plusieurs chefs d’Etat, une trentaine de ministres, etc.

Lire aussi « En Afrique, d’autres foyers du djihadisme », Le Monde diplomatique, février 2015.Ce genre de forum permet de favoriser un dialogue stratégique entre Africains des diverses régions et sous-régions, en tirant les enseignements des crises actuelles ou passées. De faire prendre conscience aussi de la similitude des menaces, notamment des défis du terrorisme et du radicalisme religieux, dans plusieurs régions (le Sahel, le nord-est du Nigeria, la Corne). Et d’entamer un utile dialogue entre acteurs-clés — Union africaine, Nations unies, Union européenne, Etats africains, partenaires extérieurs impliqués dans la gestion des crises, ainsi que certaines entreprises, des think tanks, des ONG de la société civile —, aucun n’étant en mesure de relever seul les défis de la sécurité sur le continent.

Enjeux et acteurs de la sécurité en Afrique
Cécile Marin, octobre 2015

Ces douze derniers mois, toute la frange sahélo-saharienne, jusqu’à la côte somalienne, est restée l’« Africanistan » qu’évoque, dans un livre paru ces jours-ci, l’économiste et ancien directeur de la Banque mondiale Serge Michailof. Pour celui-ci, « les décennies à venir sont celles de tous les dangers », la situation du nord du Sahel rappelant celle de l’Afghanistan du début des années 2000, « où l’effondrement de l’agriculture, la corruption de l’Etat et l’absence de ce dernier dans les zones rurales fragiles ont ouvert un boulevard aux talibans (1) ».

Au Mali, même si les djihadistes ont perdu une bataille en 2013, la guerre n’est pas finie, comme en ont témoigné cette année de nombreux attentats et coups de main. En outre, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) tente de s’implanter dans la boucle du Niger et la situation au Nord, à un millier de kilomètres de la capitale, n’est pas stabilisée, en dépit de l’accord politique conclu en juin dernier entre le gouvernement et plusieurs mouvements autonomistes ou indépendantistes : l’armée malienne y reste persona non grata, le désarmement des milices est en panne, les élections législatives et locales ont dû être repoussées, la rentrée scolaire a été périlleuse, etc (2).

Au Nigeria, Boko Haram — dont le chef, Abubakar Shekau, s’est rallié en mars à Abbou Bakr Al-Baghdadi, le « calife » de « Daech » (Organisation de l’Etat islamique, OEI) en Syrie-Irak — a poursuivi ses attaques, enlèvements, massacres à grande échelle, y compris dans les pays voisins. Mais l’ex-général Muhammadu Buhari, nouveau président en fonction depuis juin dernier, a nommé de nouveaux chefs d’état-major à la tête des armées, et promis d’éradiquer le mouvement djihadiste.

Boko Haram a ainsi dû faire face en août dernier à une offensive de l’armée, ainsi qu’à une réplique militaire coordonnée du Tchad et du Cameroun, après de multiples incursions dans ces pays : une « force d’intervention conjointe multinationale » de 8 700 hommes a été mise sur pied, avec des soldats nigérians, tchadiens, camerounais, nigériens et béninois. Le Tchad, un des pays les plus pauvres du monde, est ainsi venu au secours du « géant africain », première économie du continent noir. Le mouvement djihadiste s’est vengé par un double attentat-suicide à N’Djamena le 15 juin 2015.

Trou noir sécuritaire

Dans la Corne de l’Afrique, les Shebab somaliens — chassés pour l’essentiel de Modagiscio et ses environs — ont multiplié les attentats, notamment au nord du Kenya (148 étudiants massacrés sur le campus de Garissa, le 2 avril 2015), et rêvent de constituer un califat aux confins du sud somalien et du Nord-Kenya, alors que l’Ouganda et le Burundi, traditionnels soutiens du pouvoir intérimaire en place à Mogadiscio, donnent des signes de fatigue.

La Libye, en pleine guerre, est le « grand trou noir sécuritaire » de la bande sahélo-saharienne (voir « L’hydre libyenne, hantise du Sahel », 19 décembre 2014). Elle a été le réceptacle des djihadistes chassés du Mali. Ansar Al-Charia, un des mouvements djihadistes les plus importants, présent notamment au nord-est du pays, a prêté allégeance à l’OEI en octobre 2014.

Lire Patrick Haimzadeh, « En Libye, ce n’est pas le chaos, c’est la guerre », Le Monde diplomatique, avril 2015.Deux centres (Tripoli, Tobruk) s’y disputent la légitimité d’un pouvoir qu’ils ne sont pas en mesure d’exercer sur tout le pays. Une « guerre oubliée », au sud-ouest du pays, oppose touaregs et toubous pour le contrôle de champs pétrolifères et de voies de trafic. Le maréchal Sissi, en Egypte, vient de demander à… l’OTAN d’intervenir en Libye pour y ramener l’ordre.

D’autres pays présentent d’inquiétants points de faiblesse :

 La Tunisie, où la formation d’une coalition politique (couronnée par un prix Nobel de la paix) a permis de sauver les principaux acquis de la « révolution », a connu l’attentat du musée du Bardo, à Tunis, qui a ciblé une nouvelle fois le tourisme, et a été revendiqué par l’OEI.

 Le Niger, un des champions d’Afrique pour la croissance de sa population, et un des plus pauvres du continent, consacre une part croissante de ses maigres ressources à la sécurisation de ses quatre frontières. Une embuscade en avril dernier sur le lac Tchad a coûté la vie à une quarantaine de ses soldats. Le Niger est une des principales voies de transit pour les migrations africaines à destination de l’Europe via la Libye.

 Le Burkina Faso, à priori moins menacé, a cependant connu, en l’espace de quelques semaines, une « révolution », puis une tentative de putsch, avant que le pouvoir civil ne soit restauré.

L’ennemi français

La France, en collaboration avec les armées nationales et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies au Mali (Minusma), porte l’essentiel du fardeau de la sécurité dans ces parages (en raison de ses relations historiques avec cette région, de son savoir-faire, de ses moyens humains et techniques, etc.), ce qui fait d’ailleurs de « l’ennemi français » une des cibles privilégiées des djihadistes. L’opération Barkhane, à vocation interrégionale et conçue pour durer, a pris le relais de la force Serval (qui avait détruit en 2013 le califat installé au Nord-Mali) (3).

Le général Didier Castres, adjoint au chef d’état-major pour les opérations, explique qu’au Sahel ses troupes tentent d’embrasser une zone de 2,4 millions de km2, soit quatre fois la superficie de la France, avec seulement 4 000 hommes (alors qu’au Kosovo par exemple, jusqu’à 50 000 hommes avaient été déployés sur 11 000 km2), et cela dans « un confort lacunaire » :

 plus de frontière, ni de zone avant ou arrière ;
 un ennemi plus ou moins invisible, capable d’agir partout ;
 des conditions climatiques rudes (aridité, chaleur étouffante).

Il faut, selon ce général, au Sahel comme ailleurs, cesser de penser uniquement « attrition, élimination, éradication », comme dans les « guerres clausewitziennes », et plutôt songer à :

 cibler les flux, réseaux, nœuds, centres (ce dont se préoccupe, entre autres, la base avancée de Madama, au Nord-Niger, ouverte en 2014, à quelques centaines de kilomètres de la passe de Salvador, passage obligé aux confins de trois pays) ;
 chercher les faiblesses, agir sur les sutures, les soudures (grâce à une bonne connaissance des pistes de ravitaillement, des organigrammes de commandement, des systèmes de communication, etc.) ;
 le tout dans le cadre d’une stratégie de mouvement et d’adaptation perpétuelle ;
 créer la surprise, faire preuve d’ubiquité (agir partout), de foudroyance, pour « inverser le principe d’incertitude » ;
 et tarir à terme les sources qui assurent à l’adversaire sa combativité ;
 le tout sans jamais oublier que l’engagement de la force n’est que la partie émergée de l’iceberg…

Grand corps malade

Le volet sécuritaire du traitement d’un conflit doit en effet être mis en cohérence avec tous les facteurs (économiques, sociaux, politiques) qui alimentent la crise, pour pouvoir le moment venu « couper le gaz » des fauteurs de troubles. Les militaires, qui se préoccupent de la fin possible des guerres qu’on leur demande de commencer, sont les premiers à s’inquiéter de « l’après » : « Il n’y a pas d’engagement qui ne pose la question de la gouvernance, de l’économie, du pouvoir régalien à mettre en place après… », a encore répété Pierre de Villiers, le chef d’état-major des armées françaises, le 2 novembre, lors d’un colloque à Paris sur le droit dans les opérations extérieures (4).

Autre volet : la reconstitution des armées, notamment l’armée malienne, devenue un « grand corps malade » après plusieurs vagues de défection d’anciens combattants touareg, un putsch (dirigé par le capitaine Sanogo) et plusieurs échecs militaires dans les provinces du nord. En 2013, en parallèle de l’opération française Serval et de la création de la Misma africaine, un cycle de formation d’unités maliennes s’est ouvert à Kouli Kouro, sous l’égide de l’Union européenne, baptisé EUTM-Mali. En deux ans, huit bataillons de 700 hommes ont déjà été « reconditionnés ». Paris, qui avait lancé l’opération, a réussi à entraîner treize partenaires européens, notamment allemand, autrichien et espagnol, lesquels ont pris le relais du commandement. Les services maliens de renseignement sont également en cours de refondation.

Mais de nombreuses questions continuent de se poser. Les interventions militaires étrangères aident-t-elles vraiment à résoudre les crises ? Empêchent-elles le pire, ou contribuent-elles à entretenir, voire rallumer le feu (comme en Centrafrique, par exemple) ? Les Occidentaux doivent-ils s’attendre à d’autres guerres en Afrique ? Quelle utilité aura eu la purge des principaux foyers de djihadisme au Mali, si c’est pour les voir se reconstituer dans les pays voisins ? N’y a-t-il pas un risque d’enlisement au Sahel pour les Français, qui se doutent bien qu’ils seront aux premières loges en cas de nouvelles crises dans ces pays particulièrement vulnérables ? La France peut-elle ainsi soutenir l’idée et le fardeau d’une « guerre des sables » plus ou moins permanente ? Mais comment passer le relais militaire et politique quand, du côté africain, manquent souvent les crédits, les compétences, voire même la volonté politique ?

Rythme opérationnel soutenu

Voici l’un des derniers points de situation (29 octobre) du ministère français de la défense sur l’opération Barkhane, dans cinq pays de la « bande sahélo saharienne ».

Les forces armées des pays du G5 Sahel (5) poursuivent leurs opérations à dominante transfrontalière pour endiguer les capacités d’action des groupes armés terroristes.

« Nos frontières sont poreuses et nos ressources limitées pour arriver à les contrôler. D’où la nécessité d’une mutualisation », a expliqué le chef d’état-major de l’armée malienne, le gal Mahamane Toure.

La force Barkhane conserve un rythme opérationnel soutenu. Cette semaine a été marquée par la fin de la montée en puissance de la composante aéro-mobile. Disposant désormais de 17 hélicoptères (Tigre, Puma, Caïman, Cougar, Gazelle, Caracal), cette composante est déployée au Mali, au Niger et au Tchad, où sont respectivement stationnés deux sous-groupements aéromobiles (Gao et Madama) et un détachement hélicoptères de manœuvre à N’Djamena.

Barkhane dispose ainsi d’un outil lui permettant de s’affranchir des contraintes liées à l’immensité désertique et à l’étendue de la zone d’action. A cet égard, la composante aéromobile occupe un rôle majeur dans la conduite des opérations. Permettant d’accroître la mobilité et d’inverser le principe d’incertitude, elle confère à la force la capacité de mener, à l’endroit et au moment qu’elle choisit, des actions de feu, de renseignement ou de mouvement, en appui et en complément des troupes déployées au sol.

Au total, la composante aéromobile a réalisé 5 000 heures de vol depuis le 1er août 2014, lancement de Barkhane. La composante Air a assuré la permanence des actions aériennes : depuis le 22 octobre, les équipages ont réalisé 73 sorties dont 27 dédiées aux vols de renseignement/surveillance (ISR) et 12 sorties chasse. Fin octobre, le drone Reaper a battu son record d’endurance en effectuant une mission de 25 heures et 6 minutes de temps de vol.

Philippe Leymarie

(1Serge Michailof, Africanistan : l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, Paris, 2015, 364 pages, 22 euros. L’auteur pointe notamment, parmi les causes d’inquiétude au Niger, une « croissance démographique hors de contrôle », qui a entraîné en trente ans une réduction de plus de moitié du ratio de terres arables disponibles par habitant. Lire à ce sujet dans Le Monde diplomatique de novembre 2015, en kiosques, l’article de Henri Leridon, « L’Afrique, énigme démographique ».

(2Lire Daniel Bertrand, « Conjurer la fragmentation au Mali », Le Monde diplomatique, juillet 2015.

(3Voir « Paris dans l’œil du cyclone… » (12 janvier 2015), « Au Sahel, le gendarme français bombe le torse » (20 mai 2014) et «  La France gendarme en chef du Sahel » (6 février 2014).

(4Voir aussi Gabriel Galice, « La paix par la force ou par le droit ? », Le Monde diplomatique, juin 2015.

(5Les chefs d’état-major des cinq pays sahéliens se sont réunis le 4 novembre à Ouagadougou, en présence du chef d’état-major des armées françaises, le général Pierre de Villiers. Cette quatrième rencontre du genre a fait le point sur la lutte commune contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière : une charte de fonctionnement du partenariat militaire de coopération a été signée.

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