«L’histoire d’Israël et de la Palestine renvoie à des dizaines de milliers d’ouvrages et de documents, écrits ou filmés. Le théâtre n’est pas là sur son terrain. D’autant qu’il ne nous semblait pas utile de tenter une ‘’énième‘’ chronique du conflit, mais plutôt d’intervenir sur ce qui semble le plus urgent et le plus mal connu. » C’est peu de dire que le théâtre n’est pas sur son terrain lorsqu’on parle du conflit israélo-palestinien, effectivement trop peu traité sur les planches. Aussi la démarche du Groupov suscite-t-elle la surprise et l’attente.
Ce collectif d’artistes de différentes nationalités, fondé en 1980 par Jacques Delcuvellerie et basé à Liège, en Belgique, travaille sur ce qu’il nomme « la question de la vérité ». Il a produit un véritable électrochoc en 1999 avec la mise en scène de Rwanda 94, une pièce-enquête de près de six heures qui a mobilisé l’équipe de création durant quatre ans. Après une importante tournée internationale, elle fut présentée au Rwanda pour le dixième anniversaire du génocide. Dans cette veine d’exploration, à partir de matériaux et d’analyses très peu « théâtralisables », les artistes du Groupov créent des spectacles coups de poing alliant théâtre, vidéo, images d’actualité, compositions musicales, qui ne laissent pas indifférent.
L’impossible neutralité, parce qu’il touche au conflit le plus aigu et le plus explosif de l’histoire du XXe siècle et de la décolonisation, ne passera sans doute pas inaperçu. Présenté au festival de Liège en février 2015, et plus récemment au Festival des libertés à Bruxelles, en octobre 2015, il sera à l’affiche de la Maison des Métallos en décembre.
Ecrit par Raven Ruëll et Jacques Delcuvellerie, il est interprété par le premier et mis en scène par le second, avec des images et une dramaturgie réalisées par Marie-France Collard, et un accompagnement au son de Jean-Pierre Urbano. Raven Ruëll endosse le rôle de David Sheen, un journaliste israélien en rupture avec sa société, qui fait des conférences pour démonter les mécanismes de la domination israélienne. Et puis, de manière plus décalée et métaphorique, il porte la voix de Nurit Peled-Elhanan, qui malgré la disparition, en 1997, de sa fille, Smadar, âgée de 14 ans dans un attentat-suicide palestinien à Jérusalem, n’a cessé de dénoncer la responsabilité du commandement israélien et l’enfer réservé aux familles palestiniennes qui vivent sous l’occupation. Durant la dernière guerre israélienne sur Gaza, en 2014, elle fut encore l’une des voix les plus radicales à s’élever contre la politique d’agression aveugle de son pays.
La guerre contre Gaza est l’un des angles forts du spectacle. Pour les auteurs un seuil a été franchi avec « la transgression du tabou du meurtre des enfants, qui constitue un signal d’alarme ». Plus de 538 enfants ont en effet été tués dans cette guerre impudiquement dénommée « Bordure protectrice ». Ce n’était pas un précédent mais un processus en continuation que dénonçait déjà Gideon Levy, dans le quotidien Ha’aretz du 20 octobre 2004 : « Plus de trente enfants Palestiniens ont été tués dans les deux premières semaines de l’opération “Jours de Pénitence” dans la Bande de Gaza. (…) Dans la période précédente, les groupes palestiniens de défense des droits de l’homme indiquaient 598 enfants tués en dessous de l’âge de 17 ans et selon Le Croissant Rouge, 828 en dessous de l’âge de 18 ans. (…) Parmi les plus jeunes victimes, on compte 13 nouveau-nés qui sont morts aux checkpoints pendant l’accouchement. Avec des statistiques aussi horrifiantes, la question de savoir qui « terrorise » l’autre devrait depuis longtemps être devenue un fardeau pour chaque Israélien. Mais elle ne figure pas à l’agenda public. »
Lire aussi Abaher El Sakka & Sandra Mehl, « La cérémonie de l’humiliation », Le Monde diplomatique, septembre 2015.
Pour comprendre pourquoi la vie des enfants palestiniens a si peu de prix, les auteurs auscultent la mécanique raciste des structures sociales israéliennes édifiéee sur les discours de ses dirigeants politiques et religieux. Le résultat en est assez édifiant. On est enseveli sous les extraits d’images guerrières et de déclarations d’une brutalité inouïe : Yitzak Shapira et Yossef Elitzur, rabbins et essayistes israéliens connus pour leur incitation à la haine raciale, Baruch Goldstein, célèbre pour son massacre au Tombeau des Patriarches d’Hébron en 1994, Ovadia Yosef…
Des ministres qui ne sont pas en reste, à commencer par l’actuelle ministre de la justice, Ayelet Shaked, qui propose de « faire disparaître la maison et la mère des auteurs d’attentats », ou Avigdor Liberman, fondateur et dirigeant du parti d’extrême droite Israel Beytenou qui en appelle à « appliquer à Gaza ce que les Etats-Unis ont fait au Japon ». Ces déclarations sont reprises par la presse israélienne qui considère « qu’à Gaza, il n’y a pas de victimes innocentes ». Et aboutissent à l’affichage de la haine la plus décomplexée. Des citoyens israéliens « ordinaires » arborent des tee-shirts avec une femme enceinte pour cible : « One shot/two killed ». Des jeunes femmes clament leur désir de prendre pour époux des colons tortionnaires.
Cette accumulation d’images qui saturent jusqu’à la nausée est à la fois la force et le point faible du spectacle qui peut pâtir de ce déroulement linéaire et accablant, mais le parti-pris de la diffusion de ces images, trop rares et mal connues, est aussi l’enjeu de L’Impossible Neutralité qui veut « questionner la vérité » et dresse d’abord cet état des lieux traumatisant.
La suite de la mise en scène se révèle plus sensible et inventive. Raven Ruëll s’y expose, en livrant des fragments de sa propre vie et de ses engagements. Il extériorise sa révolte et sa rage : « Oui, je voudrais que le spectacle incite d’autres, parfois désespérés, à oser parler, filmer, écrire, oser dire, oser chanter, oser… Pour moi tout a commencé devant une photo. Celle d’un pique-nique joyeux d’une famille israélienne venue regarder comme une fête l’expulsion d’une famille palestinienne. Cette photo a changé ma vie. Quelqu’un a pris cette photo et des années plus tard nous faisons L’Impossible Neutralité. »
Focus Palestine jusqu’au 17 janvier à la Maison des Métallos
94 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris XI (tél. 01.47.00.25.20)Avec un programme de rencontres, débats, exposition, projection de films (In the image, Les 18 fugitives), jusqu’au 23 décembre.