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« Children of Nowhere », une pièce de Fabrice Murgia avec Viviane de Muynck

Les enfants chiliens de nulle part

par Marina Da Silva, 9 février 2016
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Toutes les photos du billet sont d’Elisabeth Woronoff

Un plateau recouvert de sable. Elle est assise sur une chaise, face au public, et crève l’écran. Un écran pourtant gigantesque pour ce spectacle théâtral et documentaire saisissant qui joue sur la présence, celle des corps de l’actrice et du quatuor de musiciens, celle des multiples visages projetés en image vidéo en fond de scène.

Elle, c’est Viviane De Muynck, une figure légendaire du théâtre belge à la texture de voix si singulière et qui peut jouer en cinq langues. Derrière elle, quatre violoncellistes du Aton’ & Armide Collective vont faire écho librement à son récit et aux témoignages projetés sur la toile. Elle tient le fil de la narration. Et le tient d’autant plus fort qu’elle est allée s’immerger dans ce lieu « hors du monde », faisant le travelling dans le désert d’Atacama pour arriver jusqu’à Chacabuco. Un lieu maudit. Des baraquements déglingués et désertés d’où suinte la mort. Une ancienne cité minière qu’Augusto Pinochet, après le coup d’Etat contre Salvador Allende, allait transformer en camp de torture. Entre 1973 et 1974, près de 1 800 prisonniers politiques y sont reclus — médecins, avocats, artistes, professeurs et travailleurs de toutes les régions du Chili. Certains y passent six mois, d’autres y succombent. Aujourd’hui Chacabuco reste un lieu de mémoire où pratiquement plus personne ne vient se recueillir.

Pour donner du sens à ce déni d’histoire, Fabrice Murgia, jeune metteur en scène belge, qui a fait ses classes avec Jacques Delcuvellerie (fondateur du Groupov et d’un théâtre politique d’investigation), est remonté aux origines de la tragédie, en s’y plongeant totalement avec sa compagnie Artara, pour concevoir Children of Nowhere (1), avec le compositeur Dominique Pauwels. Ils entrent en contact avec des anciens prisonniers du camp, des gardiens, des travailleurs, des exilés qu’ils ont retrouvés en Belgique ou en France, qu’ils interviewent et filment longuement. Ils ont des visages, des noms, des histoires : Diego Bustos, Matias Ignacio Fuentes García, Jorge Montealegre, qui a toujours gardé l’espoir d’être libéré, Patricio Ortega, qui même sous la torture ne dénonça aucun de ses camarades… Oscar Vega, qui s’est suicidé en 1973 et dont les parents n’ont jamais porté plainte, ne réclamant le corps que quarante ans plus tard. Et puis il y a aussi leurs enfants, à Liège ou à Vitry-sur-Seine, qui ont été rattrapés par ce cauchemar : Anita Vallejo, Maie Degove, qui s’interrogent sur la place qu’elles pourraient avoir dans un Chili englué dans le déni de ce passé et occultant le travail de mémoire. « L’oubli viendra quand les personnes qui se remémorent ne seront plus là ».

Lire aussi « L’autre 11 septembre : 1973, le coup d’État contre Salvador Allende », Le Monde diplomatique, septembre 2013.

Dans un dispositif où les images (Jean-François Ravagnan et Giacinto Caponio), sont au centre du plateau et travaillées pour passer du documentaire brut à la construction métaphorique et poétique, jouant de l’apparition et de la disparition, leur parole est diffractée dans un espace intime et collectif. Elle entre en dialogue avec le jeu des musiciens, que la chanteuse soprano Lore Binon vient parfois rejoindre comme pour nous surprendre. Elle vient surtout au contact de celle de Viviane De Muynck, qui la renvoie comme une flèche.

L’actrice tient sur un fil tendu sa colère et sa rage, qui est aussi la nôtre. « Je ne vous parlerai pas de ce qu’a été Chacabuco, je ne vous parlerai pas de l’horreur, je vous parlerai seulement du manque, du trou dans ta vie de la partie de toi devenue du sable rocheux et qui restera à jamais à Chacabuco. »

Elle fait naître les images de résistance qui permettaient à cette communauté d’humains — entassés à 18 par case dans le plus grand dénuement, et qui s’entendent penser — de ne pas sombrer dans la folie. « Il y a un gars qui s’est inventé une cabine téléphonique pour donner des nouvelles à sa mère tous les matins, lui raconter ce qui se passe, la rassurer, rire avec elle comme je voudrais le faire avec vous », lâche-t-elle pour que l’on saisisse une part infime de cet abîme. On tient aussi avec des chansons populaires et avec des poèmes comme celui de Pablo Neruda, Il meurt lentement, que tous connaissent par cœur :

…/… Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
…/… celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
…/… Vis maintenant !
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d’être heureux !

Créé au Chili, au Festival Santiago Mil en 2015, Children of Nowhere poursuit maintenant sa tournée en Belgique et en France. Il ne devrait pas passer inaperçu.

A Vitry-sur-Seine, au Théâtre Jean-Vilar : les 12 et 13 février 2016
http://www.theatrejeanvilar.com - tel.  : 01 55 53 10 60

Puis au Cultuurcentrum de Bruges, le 16 février
Au Théâtre de Namur, les 23 et 24 février
Au Maillon, Strasbourg, du 2 au 4 mars
Au NTGent, Gand, les 8 et 9 mars
Au TU-Nantes, Nantes, les 22 et 23 mars
A la Scène Nationale de Saint-Nazaire le 25 mars
Au Rotterdamse Schouwburg, Rotterdam, le 6 avril.

Marina Da Silva

(1Note : Sous-intitulé Ghost Roads 2, le spectacle fait suite à un premier Ghost Roads, créé en 2012. Fabrice Murgia y évoquait ces villes et villages fantômes d’Amérique (Texas, Arizona, Nouveau-Mexique et Californie), où les habitants, pour la plupart vieux et pauvres, ont été abandonnés à leur sort dans le contexte de la désindustrialisation.

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