Lire aussi « Fin de cycle pour la social-démocratie », Le Monde diplomatique, mars 2016.
Les livres de plusieurs dirigeants politiques viennent d’être publiés à une cadence si rapprochée qu’elle a suscité l’amusement : Bruno Le Maire, François Fillon, Alain Juppé, Jean-François Copé, Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, Christiane Taubira et bientôt... On en oublie forcément. La lutte politique se déroulerait-elle désormais par ouvrages interposés ? Ce serait un indice de son élévation... si seulement ces livres étaient bien écrits par ceux qui les signent. C’est exceptionnellement le cas, même si l’on peut toujours invoquer des grands noms ayant publié des œuvres de qualité (Jean Jaurès, Georges Clemenceau ou Charles de Gaulle). On oublie cependant que ces livres furent écrits avant la carrière politique de leurs auteurs, au cours d’une traversée du désert ou pendant leur retraite. C’est qu’il faut du temps pour écrire un opus, fut-il politique et médiocre. Nicolas Sarkozy n’a pas manqué de souligner la difficulté qu’il avait eu à écrire le sien, sans se priver de railler ceux qui en avaient publié plusieurs à intervalles réguliers. Un coup de pied de l’âne à Alain Juppé. Du coup, en présentant ce livre comme le premier, il oubliait qu’il en avait publié une dizaine auparavant. Un aveu.
Longtemps, le livre politique par excellence était les Mémoires par lesquels un dirigeant livrait une autobiographie en forme de testament et d’autojustification. Il en est de célèbres et de qualité qui servent à l’historien. Le livre politique s’est diversifié à mesure qu’il est apparu comme un instrument qui sert la carrière, depuis le livre-programme (Alain Juppé) jusqu’à la fiction romanesque (Le Maire). Coup sur coup sont parus deux ouvrages en forme de confessions assumées qui accentuent encore un penchant à une autocritique qui dit tout le mal que nos politiciens ont à encaisser leurs revers et à s’effacer. Que ne feraient-ils pas pour retrouver les premiers rôles ? Alors ils confessent. Au lieu de parler, comme Christian Le Bart (1), de « féminisation » pour décrire avec un stéréotype la posture de confidence, l’aveu de faiblesse de ceux qui assurent avoir « changé », il vaudrait mieux parler de rédemption, donc emprunter au registre religieux.
Au moins ces livres ont-ils quelque chance d’être un peu plus rédigés par leurs auteurs que les autres. Cela a-t-il un intérêt de dire qu’ils sont rarement écrits par ceux qui les signent ? Il est en tout cas intéressant de voir chaque commentateur faire comme si le livre était bien de celui qui l’a signé. Un livre programmatique signé par un chef politique est à l’évidence composé à plusieurs mains. La personnalisation des luttes politiques, notamment sous l’effet de la présidentialisation du régime, y a fatalement poussé en faisant oublier l’équipe derrière un candidat « présidentiable ».
Si le travail collectif se justifie moins pour un livre à prétention savante ou littéraire, comme ceux sur François Ier, Laurent de Medicis ou Mandela (Jack Lang), sur Henri IV (François Bayrou), Georges Mandel (Nicolas Sarkozy) ou Montesquieu (Alain Juppé), il n’est pas rare que ce travail de compilation, plus économe mais encore si chronophage, soit confié à une plume voire plusieurs. Ainsi de ces enseignants employés à cette tâche au ministère de l’éducation nationale… par leur propre ministre. Avec cet impératif de ne pas éventer le petit secret.
Il arrive cependant que la plume reste trop fidèle à son modèle, comme Nicolas Sarkozy lorsqu’il se mêla de publier une biographie de Georges Mandel tellement inspirée d’une biographie méconnue (Bertrand Favreau, Georges Mandel. Un clémenciste en Gironde, Pedone, 1969) que cette dernière fut rééditée par Fayard en 1996 au titre de réparation et que le livre fut couronné par l’Assemblée nationale, présidée par un malicieux Philippe Seguin ! Il n’empêche que ce fut le livre « inspiré » qui fut porté à l’écran dans un téléfilm (Le dernier été, 1997) avec au scénario un certain Jean-Michel Gaillard, lequel se désignait alors comme le véritable auteur du livre. Il y avait bien quelques pages « de » Nicolas Sarkozy... dont le livre, très « inspiré » mais pas si mal écrit, aurait pu se passer.
Les commentateurs journalistiques se contentent donc au mieux d’ironiser. Si discrètement que le lecteur distrait n’en saura rien. Et si les langues se délient, c’est en aparté. Ils ne voudraient pas encourir les foudres de puissants auteurs. Ces derniers se convainquent d’ailleurs si bien qu’ils sont bien les vrais auteurs qu’ils sont sincèrement dupes. Il faut connaître les mécanismes d’appropriation des choses intellectuelles pour savoir que le plus évident copieur se convainc aisément qu’il a trouvé tout seul. A la différence des auteurs ordinaires, les éditeurs avouent qu’ils n’ont sur ces opus aucun pouvoir critique. Même s’ils n’obtiennent pas tous le succès. Faire l’inventaire des fiascos est une autre façon d’ironiser sur les livres politiques. Et si, à l’inverse, le succès est au rendez-vous, alors il n’est pas « de librairie » mais bien « de politique ». Tactique si transparente qu’elle en devient un peu ridicule. Jamais en mal d’enthousiasme, Brice Hortefeux, l’ami inconditionnel, a pu ainsi assurer que sur le plan des livres, Nicolas Sarkozy avait gagné la primaire.
Le livre est surtout un prétexte pour occuper l’actualité ou passer à la télévision. Et là, les commentateurs oublient tout l’humour qu’ils affichent « en off ». Pas de problème d’auteur et même de qualité. Contrairement aux vrais ouvrages de vrais auteurs, les éditeurs et les journalistes n’ont rien à dire sur celle-ci. Quand l’affaire est bien menée, un plan media se met en œuvre, où se mesurent les moyens du signataire politique. Nicolas Sarkozy a toujours disposé de moyens incomparables pour faire parler de lui. La sortie de son dernier opus a défrayé la chronique. Une campagne de promotion déguisée en information politique. Ainsi, l’émission « C dans l’air », produite par Lagardère media, société de l’ami Arnaud Lagardère, avait pour invité Bruno Jeudy, rédacteur en chef de Paris Match, propriété de Lagardère, la directrice de l’éditeur Fayard, propriété de Lagardère, Roland Cayrol qui avait publié son dernier livre chez Fayard et Hélène Pilichowski, autre habituée de l’émission, proche du parti Les Républicains et auteure d’un ouvrage fort complaisant sur Nicolas Sarkozy. Ça ne s’invente pas. Comme attendu, les commentateurs ne se sont pas extasiés devant la qualité littéraire du livre — il y a des limites —, mais quelle promotion ! Et d’énumérer les dédicaces accomplies dans les librairies. Assorties de selfies. Les livres sont à cet égard un prétexte habile pour additionner des publics, depuis les électeurs venus rencontrer — une aubaine — leur candidat, jusqu’aux groupies attirées par la célébrité (au point qu’un spectateur étonné de la foule amassée devant une librairie strasbourgeoise faisait l’hypothèse de la présence de Johnny).
A ce jeu, certains « auteurs » sont donc mieux placés que d’autres. La sortie du livre de Nicolas Sarkozy a suivi de quelques jours celle de l’ouvrage de Jean-François Copé : 3 000 pauvres exemplaires pour ce dernier, contre un triomphal chiffre de 70 000 prêtés à son rival (2) ! Un prêté pour un rendu puisque le second a choisi d’apparaître sur France 2 au moment où le premier apparaissait sur TF1.
Lire aussi Maurice T. Maschino, « L’entreprise electoralo-littéraire des hommes politiques », Le Monde diplomatique, mars 1981.
La facilité avec laquelle les dirigeants politiques s’invitent sur les plateaux amène à reconsidérer la période du monopole public de l’ORTF. Sa fin fut saluée par les journalistes comme une grande conquête professionnelle. Aujourd’hui, on est rassuré de savoir que les journalistes sont libres — même si ça ne se voit pas. Il est vrai que la confusion règne dans la profession, et que la frontière se brouille de plus en plus entre journalistes et attachés de presse. On ne s’étonne d’ailleurs pas qu’à chaque alternance politique, certains sautent le pas. Il faudrait suivre précisément le parcours de certains éditorialistes qui, tel Bruno Jeudy, participent aux plan com’ des dirigeants politiques en annonçant la prochaine sortie du livre dans Paris Match, l’accompagnant ensuite sur les plateaux de France 24, France 5, dans les colonnes d’Atlantico, etc. Pour les comptes rendus critique, on repassera. Il est manifestement peu de volontaires pour s’attacher à la tâche : ennuyeux et risqué.
L’appétence scripturale des politiciens nous apprend finalement quelque chose sur la politique, au-delà des considérations morales. L’imposture serait d’autant plus bénigne qu’elle serait ancienne, dit-on. Mais l’on aurait tort de croire à une éternité des choses. Il y a bien quelque chose de neuf dans cette frénésie de publier, un paradoxe si évident qu’il risque de passer inaperçu : jamais les dirigeants politiques n’ont autant publié qu’aujourd’hui, alors qu’ils n’ont jamais aussi peu écrit et même lu. Conséquence de la transformation de l’activité politique, ils sont accaparés par d’autres tâches. Ils disent des discours composés par d’autres, lisent des fiches conçues par d’autres. Ils écoutent, décident, arbitrent et paraphent. Ainsi s’expliquent les bourdes commises par certains responsables trahissant leur inculture (on pense évidemment à l’ancienne ministre de la culture avouant qu’elle n’avait jamais lu un livre de Patrick Modiano après qu’il eut reçu son prix Nobel). Encore est-il des procédés pour faire croire.
On tombera sans doute d’accord sur le fait que les dirigeants n’ont pas à passer des examens toute leur vie. Que les souvenirs s’éloignent à mesure qu’on s’éloigne de ses études — dont certaines, d’ailleurs, font la part belle aux fiches de lectures qui condensent un roman fleuve en quelques lignes (comme l’amateur de lecture rapide moqué par Woody Allen qui avait lu Guerre et paix de Tolstoï et se souvenait que cela se passait en Russie)... Sans même parler du général de Gaulle, homme d’une génération où l’on pouvait intervenir en conseil des ministres en latin ou en grec (ponctuellement certes), le temps de François Mitterrand exhibant ses goûts littéraires et s’affichant dans les rayons de ses librairies préférées, paraît lointain. Et l’on repense alors à la virtuosité d’un poète comme Alphonse de Lamartine, « tenant » les foules révolutionnaires de 1848 pendant plusieurs semaines, réussissant à contenir par son verbe des insurgés particulièrement excités et... armés.
Aujourd’hui l’on est plutôt confondu par la pauvreté lexicale de dirigeants politiques dès lors qu’ils ne se reposent plus sur un texte écrit par d’autres. Si les normes échafaudées par des conseillers en communication étaient justes — peu de mots, des mots simples, des phrases courtes — ils excelleraient à rencontrer l’inculture supposée des gouvernés. Mais à en juger par l’adhésion de moins en moins forte à ces discours, force est de constater que la rusticité assortie de fautes de syntaxes n’a rien d’enthousiasmant.
Aussi est-on un peu contrit de constater que le président Hollande a choisi, après quelques jours de brainstorming, un coup tactique emprunté à l’adversaire (la déchéance de nationalité), plutôt qu’un autre (la peine d’indignité civique), qui avait le mérite de renvoyer à un temps fondateur (puisqu’elle fut créée à la Libération contre les collaborateurs, sous l’égide de juristes comme René Cassin). Il est vrai qu’il eût fallu connaître l’épisode, remémoré par un livre d’Anne Simonin (3). Un livre trop lourd sans doute de ses 759 pages.
Faute de temps ou d’appétence pour lire et écrire, cette époque de politiciens sans convictions que critiquait déjà Max Weber est ainsi le produit de cette façon de ne pas penser. Il s’agit moins de livre que de temporalité, de solitude et de loisir pour réfléchir. Qu’on ne cherche pas dans les discours actuels la clarté, sinon la grandeur des perspectives. Au mieux l’envolée lyrique inconsistante permet-elle tout juste d’échapper à l’ennui, en faisant s’esclaffer d’admiration quelques commentateurs courtisans. En l’absence de dessein ou de vision à proposer, l’avenir de la terne et médiocre gestion semble tout tracé.